Convergences Corée / Afrique à l’aube de la IVe Révolution industrielle

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La sécurisation des sources d’approvisionnement en minerais critiques nécessaires à la « IVe Révolution industrielle », induite par la décarbonation de l’économie, constitue un enjeu majeur des 10 à 15 prochaines années. La nécessité, pour la plupart des puissances industrielles, de réduire leur dépendance criante en la matière à l’égard de la Chine les conduit à chercher à diversifier leurs fournisseurs. Nombre d’entre elles « lorgnent » sur le potentiel minier de l’Afrique, dont le sous-sol recélerait près de 30 % des minerais cruciaux à la révolution techno-industrielle en marche (cuivre, cobalt, lithium, graphique, manganèse, le nickel étant peu présent dans les entrailles du continent noir). Pouvoir accéder de manière pérenne à de telles ressources s’avère indispensable pour continuer à fabriquer semi-conducteurs, smartphones, batteries électriques, aimants permanents, électrolyseurs…

Ces impératifs animent de « grandes manœuvres » diplomatico-industrielles que l’on peut observer depuis une petite décennie le continent noir. Divers compétiteurs se livrent une course acharnée pour accéder à de telles ressources.  Dans cette nouvelle ruée vers l’Afrique (New scramble for Africa !), la Chine dispose d’une bonne longueur d’avance sur ses concurrents américains et européens puisqu’elle opère activement dans le secteur minier continental depuis plus d’un quart de siècle. Mais de nouveaux acteurs tentent de s’immiscer dans cette « course aux minerais critiques ». Le « dernier inscrit » en date à cette compétition géoéconomique cruciale n’est autre que la Corée du Sud.

Une première historique réussie pour Séoul

Les 4 et 5 juin derniers, le pays du Matin calme a accueilli le tout premier Sommet Corée du Sud/ Afrique. Coprésidé par le chef d’État coréen, Yoon Suk-yeol, et son homologue mauritanien Mohamed Ould Ghazouani, président en titre de l’Union africaine, cette « grande messe » avait comme slogan « L’avenir que nous construisons ensemble : croissance partagée, durabilité et solidarité« .

La Corée imitait en cela pas moins d’une dizaine d’autres puissances désireuses de renforcer leurs liens avec le continent noir, en reprenant à leur compte une initiative initiée par la France dès 1973. Un concept qui a fait souche depuis un peu partout à travers la planète (États-Unis, UE, Royaume-Uni, Russie, Chine, Inde, Italie, Brésil, Turquie, Israël, pétromonarchies du Golfe). Qui n’a pas son sommet avec l’Afrique ?

Cette première coréenne s’est avérée un succès puisque 48 délégations (sur 52 pays invités) ont participé à l’événement, dont 25 conduites par un chef d’État ou de gouvernement. L’Afrique de l’Est était présente en force (en particulier la Tanzanie et l’Ethiopie) et les pays francophones relativement en retrait (à l’exception notable de la Côte d’Ivoire et du Togo). Cette affluence très satisfaisante a conduit à la signature de près d’une cinquantaine d’accords de tous types (MoU de gouvernement à gouvernement ou entre agences de développement ou entreprises privées), couvrant de nombreux domaines (énergie, infrastructures, minerais, formation). La partie « Business Forum » a accueilli plus de 250 entreprises (56 africaines originaires de 17 pays et 196 coréennes), avec une vingtaine de contrats conclus dans la foulée, pour un montant approchant les 60 m$.

Pour réussir cette première, la diplomatie coréenne avait élaboré un narratif destiné à satisfaire les attentes de ses partenaires africains. Séoul entendait mettre en avant le destin commun des deux parties : des territoires jadis pauvres et colonisés (par le Japon pour la Corée), étant parvenus à s’émanciper de leur tutelle coloniale pour s’engager (à vitesse variable…) dans la voie du développement et de la prospérité. L’argumentaire coréen mettait en avant le fait de n’avoir jamais colonisé personne (contrairement à d’autres…) et d’avoir réussi un « miracle économique » en l’espace de quelques décennies, conduisant un pays pauvre et sans ressources particulières à se métamorphoser en 13e puissance économique mondiale et à jouer les premiers rôles dans plusieurs secteurs clefs de l’économie contemporaine (NTIC, semi-conducteurs, construction navale, automobile, armement, divertissement…). Une performance pouvant servir de modèle aux pays africains qui disposent de réels atouts, qu’il s’agisse de ressources diverses (agricoles, énergétiques et surtout minières) ou d’une démographie dynamique. De quoi laisser augurer une fructueuse relation « gagnant / gagnant » pour l’avenir.

L’objectif s’avère ambitieux car la Corée part de loin dans sa relation avec le continent noir. Les échanges commerciaux entre les deux parties sont limités (23,9 Mds$ en 2023, soit un peu moins de 2 % du commerce extérieur coréen), bien en deçà des échanges observés avec les autres grands compétiteurs opérant en Afrique. Ces échanges représentent à peine 1/10ème des échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique. La situation est relativement identique pour les investissements, le continent noir représentant à peine moins de 2 % des investissements coréens à travers la planète. Et l’Afrique ne bénéfice que d’un quart de l’aide publique au développement sud-coréenne (loin derrière la zone Asie, à 49 %), les principaux bénéficiaires étant l’Éthiopie, l’Égypte et la Tanzanie. Autres indices de la modestie des liens actuels, Séoul n’entretient que 21 ambassades sur le continent noir (quand le rival japonais en dispose de 38, sans parler de la Chine, omniprésente), tandis que Korean Air qui, un temps, assurait des liaisons avec trois destinations africaines (Nairobi, Johannesburg et Le Caire), ne propose plus de vols directs vers l’Afrique.

Un triple objectif à atteindre

Séoul entendait profiter de ce sommet pour atteindre trois objectifs :

  • Confirmer son statut d’État pivot global (Global Pivotal State), nouveau paradigme de sa diplomatie, en consolidant sa posture internationale au-delà de la seule zone Asie Pacifique. Cette ambition nécessite de tisser des liens plus étroits avec l’Afrique – à l’image des efforts engagés ces dernières années en direction du Golfe arabo-persique, du Pacifique sud ou de l’Asie centrale. Une démarche d’autant plus impérative que le pays occupe depuis janvier 2024 un siège de membre non permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies pour deux ans et pourrait, à terme, être coopté pour rejoindre le cercle fermé du G7. Tisser de bonnes relations avec les  54 pays africains (ou du moins d’une large majorité d’entre eux) constitue un atout majeur pour crédibiliser ces « nouveaux habits diplomatiques ». C’est l’occasion également de prendre un avantage conséquent sur le rival nord-coréen, dont la diplomatie mondiale est en pleine crise, en particulier en Afrique où Pyongyang a fermé en 2023 une demi-douzaine de ses ambassades, faute de pouvoir les entretenir financièrement (Angola, RDC, Ouganda, Sénégal, Guinée…). Séoul ne pouvait manquer une telle aubaine pour avancer ses pions face à son rival du nord.
  • Ouvrir de nouveaux marchés à ses industries exportatrices en tenant compte des perspectives démographiques du continent africain et de son potentiel de croissance. Séoul entend profiter de la mise en place progressive de la Zone de libre échange continentale africaine (African Continental Free Trade Area/ AfCTA) visant à faire converger les 54 économies continentales pour instaurer un marché unifié d’1,4 milliard de consommateurs à ce jour (2,5 à l’horizon 2050), un des plus grands blocs de libre-échange au monde mais aussi, du fait d’une démographie en pleine expansion, source à la fois d’une force de travail bon marché et d’une masse de jeunes consommateurs technophiles. De quoi susciter la convoitise des grandes firmes exportatrices sud-coréennes, de Samsung à LG Electronics, en passant par Hyundai, SK Hynix et Daewo.
  • Et – surtout – sécuriser les chaînes d’approvisionnement en minerais critiques de plusieurs secteurs clefs de son économie fortement engagés dans la « IVe Révolution industrielle » et très demandeurs de cobalt, cuivre, graphite, lithium et manganèse dont le sous-sol africain regorge. Ces ambitions minières coréennes englobent également une « face cachée », à savoir les besoins croissants de son industrie de défense en pleine expansion, et elle aussi grande consommatrice de minerais critiques et stratégiques (platine, titane…). Pouvoir accéder à ces gisements permettrait de réduire la très forte dépendance actuelle à l’égard de la Chine. Séoul importe de son grand voisin près de 80 % des minerais critiques nécessaires au bon fonctionnement de son industrie (96 % pour le graphite, 80 % pour le lithium, 65 % pour le cobalt..).

Le caractère stratégique d’une diversification de ces sources d’approvisionnement a été souligné, en octobre 2023, lorsque Pékin a annoncé vouloir limiter ses exportations de graphite, décision ayant semé la consternation chez de nombreux industriels coréens. Le sommet Corée/ Afrique a permis d’envisager un véritable « Plan B », en établissant des relations économiques étroites avec la Tanzanie, en passe de devenir un producteur majeur de graphite en compagnie de ses voisins du Mozambique et de Madagascar. Les deux pays ont ainsi décidé l’ouverture de négociations sur un futur accord de partenariat économique et se sont mis d’accord sur un prêt coréen de 2,5 Mds$ tout en concluant un MoU  sécurisant l’accès au graphite tanzanien. Un accord crucial pour la stratégie du géant coréen de la sidérurgie Posco qui entend quadrupler d’ici 2030 sa production d’anodes de batteries et se doit, impérativement, de sécuriser ses approvisionnements en divers minerais critiques.

Au-delà du cas du graphite tanzanien, le principal succès de ce sommet pour Séoul concerne l’acceptation par les participants africains de la mise en place – à un niveau ministériel – d’un dialogue Corée/ Afrique sur les minerais critiques ayant pour but d’assurer la résilience des chaînes d’approvisionnement des principaux produits d’exportations coréens. Ce cadre de discussion est chargé de préciser de quelles manières les firmes coréennes vont pouvoir investir dans le secteur minier africain et comment vont-elles pouvoir aider les pays producteurs à générer localement de la plus-value dans la chaîne de valeur de ces différents minerais.

Au regard de ces enjeux, et pour reprendre la formule d’un diplomate coréen, « la coopération avec l’Afrique n’est pas une option : c’est une nécessité ». Et, de fait, ce premier sommet constitue un indéniable succès pour les deux parties. Un point d’étape est d’ores et déjà planifié, au niveau des ministres des Affaires étrangères, en 2026.

Quelques pointes de déception chez certains Africains

Néanmoins, nombre de commentaires africains laissent apparaître une relative déception. Plusieurs sollicitations africaines ont été « escamotées » par les Coréens et n’apparaissent pas (ou très peu) dans la déclaration conjointe finale.

  • Les Africains ont tout particulièrement sollicité les Coréens afin qu’ils augmentent leurs contributions en matière de financements multilatéraux – en abondant davantage au guichet de prêts concessionnels de la Banque mondiale et en fournissant, en collaboration avec le FMI, davantage de droits de tirage spéciaux (DTS/ SDRs/ Special Drawing Rights) à la Banque africaine de développement (BAD). Séoul n’a pas souhaité s’engager dans cette voie ni aborder frontalement la question de la dette, se bornant à annoncer la mobilisation dans un cadre purement bilatéral de 24 Mds$ d’aide liée d’ici 2030, en doublant le montant de son aide publique au développement (pour la porter à 10 Mds$) et en fournissant 14 Mds$ de financement pour accompagner les firmes sud-coréennes désireuses de commercer et investir sur le marché africain.
  • Une autre déception est alimentée par la « timidité » coréenne en matière d’allègement des tarifs douaniers (très protecteurs) pour entrer sur le marché coréen et faciliter, en particulier, les exportations agricoles africaines. Si la Corée lorgne sur les opportunités que va offrir à terme l’AfCTA, elle écarte l’option d’un accord global de libre échange Corée/ Afrique pour privilégier une approche bilatérale, pays par pays, en fonction de ses besoins. Séoul entend proposer un large panel de formules aux finalités plus ou moins ambitieuses  : de l’accords de partenariat économique (Economic Partnership Agreements/ EPAs) au simple accord évitant la double imposition (Double Taxation Avoidance Agreements/ DTAAs). Un tel « saucissonnage » évite de négocier avec un front uni et ne peut que favoriser une relation économique asymétrique en faveur de Séoul.  Des négociations ont d’ores et déjà démarré avec la Tanzanie, le Kenya et le Maroc pour conclure au plus vite un accord de partenariat économique (EPA) et plus d’une quinzaine d’accords de portée plus limitée sont également dans les tuyaux avec d’autres pays.
  • Un dernier sujet de déception concerne les réticences coréennes, en dépit des grands discours, à accepter de véritables transferts de technologies dans divers domaines d’avenir (robotique, biotechnologies, intelligence artificielle…). Séoul a mis en avant son initiative Tech4Africa en faveur de l’éducation et de la formation de la jeunesse africaine et s’est contenté de promettre de « partager son expérience » dans des domaines très spécifiques, mettant en avant des solutions technologiques coréennes de gouvernance numérique. Les Coréens entendent ainsi fournir une assistance concrète à la mise en place du projet de Pan-African Payment and Settlement System (PAPSS), un système de paiement continental unifié censé favoriser les échanges commerciaux au sein de l’AfCTA et simplifier le quotidien des opérateurs économiques.

Mais cet appui technique à la bonne gouvernance numérique se situe à des années-lumière des souhaits africains de développer des partenariats industriels dans le but de valoriser l’exploitation des minerais critiques, une revendication prioritaire des pays producteurs. Ces derniers souhaitent se positionner le plus haut possible sur la chaîne de valeur de ces minerais afin de localiser chez eux un maximum de plus-values et ne plus se contenter d’exporter des minerais bruts.

L’actuelle « course aux minerais critiques » offre en effet aux pays africains une fenêtre d’opportunité pour – enfin – réussir l’industrialisation de leurs économies. Cela passe par la localisation sur place de capacités de raffinage des minerais, 1ère étape avant de s’engager dans la fabrication d’anodes, de cathodes, voire de batteries entières, et produire – à terme –des véhicules électriques « made in Africa ». Des projets qui ne suscitent guère l’enthousiasme des Coréens. Mais d’autres partenaires pourraient s’avérer plus ouverts à de tels projets. La question ne manquera pas de se reposer au cours des prochains mois. Entre discours politiquement correct, grandes promesses, petites avancées et réelles déceptions, ce premier sommet Corée/ Afrique souligne que la Corée du Sud semble avoir davantage besoin de l’Afrique (du moins de ses minerais critiques et bientôt de ses consommateurs) que l’inverse. Aux Africains de trouver des partenaires plus généreux. Le « Grand Jeu » pour les minerais critiques africains est loin d’être achevé et va scander la décennie à venir.