Colonisation de Lune (2e partie) : défis technologiques et prémices d’une économie lunaire

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Dans l’attente du retour de l’Homme (et, cette fois-ci, de la Femme) sur le sol sélène, les deux « coalitions globales » travaillent d’arrache-pied à peaufiner leur projet d’implantation lunaire. Le projet Artemis est le plus médiatisé, ce qui permet d’appréhender l’ampleur et la complexité de la tâche. Il a enregistré certains retards par rapport au calendrier initial présenté au début de la décennie 2020. L’état d’avancement exact du projet sino-russe est moins connu, mais celui-ci apparaît tout aussi ambitieux et pourrait, actuellement, s’avérer même légèrement plus avancé que le projet occidental.

L’exploration lunaire, un axe majeur du soft power chinois

La Chine, avec le succès répété de ses missions Chang’e depuis 2013, est parvenue à maîtriser les flux allers-retours entre la Terre et la face cachée de la Lune et y multiplie les premières scientifiques et technologiques (ex : retour d’échantillons du bassin Aitken sur la face cachée lors de la mission Chang’e 6 en juin 2024). La fiabilité éprouvée de ses équipements et technologies traduit une relative avance sur ses alliés (russes) et concurrents (américains, japonais, indiens). De nouvelles missions robotiques d’exploration (Chang’e 7 en 2026 et 8 en 2028) sont planifiées pour affiner les connaissances relatives aux zones polaires méridionales et préparer au mieux les premières missions habitées et la mise en place d’installations permanentes, largement automatisées, au mitan de la future décennie. Une version plus élaborée de cette base lunaire, autorisant une présence humaine permanente, est programmée pour les années 2040. Ces missions vont se caractériser par une participation étrangère de plus en plus affichée. La mission Chang’e 7, programmée en 2026, devrait ainsi emporter cinq équipements scientifiques fournis par la Russie, l’Italie, la Thaïlande, l’Égypte et Bahreïn, ainsi que par l’International Lunar Observatory Association (ILOA), basée à… Hawaï.    

À l’été 2024, la Chine avait ainsi conclu des MoU ou des accords de coopération au sujet du projet ILRS avec une douzaine de pays (Russie, Venezuela, Biélorussie, Pakistan, Azerbaïdjan, Afrique du Sud, Égypte, Nicaragua, Thaïlande, Serbie, Kazakhstan, Turquie, Sénégal) et des partenariats techniques avec plus d’une quarantaine d’organisations régionales (Foundation for Space Development Africa ; Asia-Pacific Space Cooperation Organization /APSCO…), de centres de recherche ou d’entreprises, de toutes nationalités (suisse, hongroise, émirienne, éthiopienne, kenyane, indonésienne…), originaires essentiellement du « Sud global » mais aussi d’Europe.

En la matière, le projet chinois a été une victime indirecte de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, plusieurs pays et organismes européens (l’ESA en premier lieu) ayant refusé de s’engager dans une coopération approfondie en raison de la présence de Moscou dans le projet. Pékin caresse néanmoins l’espoir de mobiliser à terme une cinquantaine de pays et plus de 300 entités de recherche étrangères en faveur de son projet lunaire (en comparaison, 42 pays se sont engagés dans les accords Artemis à l’été 2024). La Chine et ses partenaires ont constitué une organisation internationale spécialement dédiée au projet, l’ILRS Cooperation Organization (ILRSCO) en avril 2024, dans le but de « désiniser » formellement le projet et de tenter de l’ « internationaliser » autant que faire se peut.

Le lecteur attentif aura observé que les partenaires étrangers engagés dans le projet ILRS ne sont pas – à ce jour – des « cadors » de l’aventure spatiale et que leurs contributions scientifiques et techniques s’annoncent limitées. Là n’est pas la priorité pour Pékin qui, avec le soutien de la Russie, est en mesure de maîtriser tous les domaines nécessaires à la conduite de sa stratégie sélène. Son projet lunaire recèle une portée diplomatique et géopolitique d’une tout autre ampleur. En complément du projet BRI (Belt & Roads Initiative, anciennement dit des « nouvelles routes de la Soie »), il s’agit d’une nouvelle pièce majeure du soft power chinois au cours des deux prochaines décennies, destiné à remettre en cause le leadership technologique spatial américain, dans ce domaine lunaire comme dans d’autres (station spatiale, course vers Mars, militarisation de l’espace) et d’affirmer le rayonnement chinois sur Terre et au-delà. Tentons d’imaginer un instant l’impact politico-médiatique mondial des premiers pas d’un taïkonaute africain sur la Lune en 2035 dans le cadre d’une mission internationale de l’ILRSCO.

Vivre et travailler sur le sol sélène : le défi de l’eau

Pour l’heure, la concrétisation de ces projets de colonisation lunaire nécessite, pour chaque coalition en lice, de réussir à maîtriser un système technologique spatial complexe pour acheminer équipages et matériels sur le sol sélène, constitué de nombreux segments, tous aussi indispensables les uns que les autres :  base spatiale à terre ; lanceur (si possible réutilisable) à la motorisation puissante et aux capacités d’emport importantes ; capsule d’alunissage et module de service; station orbitale autour de la Lune ; satellites de communication pour assurer la permanence des liaisons Terre / Lune, rovers d’exploration et véhicules pressurisés tout-terrain ; unités d’habitation multifonctionnelles fixes et plateformes mobiles habitables….

Une fois cette étape franchie, un autre système technologique complexe spécifiquement lunaire va devoir être développé afin d’assurer la permanence de la présence humaine sur la surface lunaire. Un défi qui  nécessite de satisfaire de manière pérenne les besoins vitaux des futurs colons (« Lunariens » ?, le terme « Sélénite » faisant un peu trop vieux jeu…), en matière d’alimentation, d’énergie, de santé, de transport (construction de routes, voire édification de voies ferrées), mais aussi de les protéger d’un milieu particulièrement hostile, faute d’atmosphère. De fait, les périls et contraintes qu’auront à surmonter les « Lunariens » sont multiples : froid extrême, obscurité, manque de gravité, exposition aux radiations solaires et aux rayonnements cosmiques, impacts fréquents de micrométéorites.

La question de l’approvisionnement en eau  constitue un enjeu primordial et conditionne très fortement la localisation des futures bases permanentes. La présence d’eau sur la Lune est scientifiquement établie depuis 2008. Mais cette présence est loin d’être uniforme sur la surface de l’astre sélène et semble se concentrer dans certaines zones, au gré de la géologique locale. L’eau lunaire, à ce stade de nos connaissances, n’apparaît pas sous forme liquide. Il s’agit le plus souvent de molécules d’eau interagissant avec des minéraux dont l’exploitation future relèverait davantage de processus extractifs que de forages ou pompages traditionnels. Par ailleurs, les zones polaires lunaires, et le pôle Sud en particulier, semblent concentrer de nombreux « pièges froids » (« cold traps »), cratères et trous de taille variable, localisés en permanence à l’ombre et exposés à des températures ne descendant pas sous les – 150°C, et susceptibles de ce fait de contenir de la glace d’eau.

D’intenses efforts sont en cours pour cartographier ces zones à « pièges froids » et pour valider la présence de réservoirs d’eau glacée. Les prochaines missions robotiques américaines programmées fin 2024 / 2025 sont centrées en priorité sur l’approfondissement des connaissances concernant les ressources en eau lunaire dans les régions polaires méridionales (ex : mission Polar Resources Ice Mining Experiment-1 / PRIME-1 d’Intuitive Machines). De même, la mission chinoise Chang’e 7, programmée en 2026, poursuivra exactement le même objectif que PRIME-1.

Quant aux besoins en énergie, ils pourront être en partie fournis par des installations photovoltaïques mais devront, selon toute vraisemblance, être complétés au moyen d’une minicentrale nucléaire à fission. Une telle option a été retenue pour le projet Artemis, tandis que les Russes travailleraient également de leur côté sur une centrale nucléaire lunaire pour le programme ILRS.

Les fondements d’une économie lunaire « indigène »

Ces besoins élémentaires satisfaits, un début d’industrialisation sélène pourra être envisagé.

La première activité « productive » devrait consister à exploiter le régolithe lunaire, la très fine poussière recouvrant le sol sélène, qui s’infiltre partout et peut endommager gravement les équipements, une contrainte sérieuse à laquelle avaient été confrontés les astronautes US lors du programme Apollo. L’idée serait de compacter cette poussière pour produire des briques de régolithe dans le but de répondre, en partie, aux besoins de construction de bâtiments (ex : encastrer et fournir une protection à des modules gonflables). Un autre usage serait de chauffer par laser cette poussière pour obtenir une sorte de « béton lunaire » pouvant servir à réaliser des dalles destinées à paver les futures pistes ou routes lunaires afin d’éviter de générer trop de poussière de régolithe durant les déplacements.

L’utilisation de matières premières locales, sans avoir à en importer de Terre, devrait réduire sensiblement les coûts de la colonisation. D’autant que la question de l’habitat lunaire pourrait être en partie réglée via l’aménagement de certaines grandes cavités creusées par la lave dans le sous-sol lunaire, ce qui devrait éviter de longs et coûteux travaux d’excavation. Un récent article publié par des chercheurs italiens dans Nature Astronomy décrivait une de ces cavités, située dans la mer de la Tranquillité, à environ 150 mètres sous la surface, longue de 80 mètres et large de 45 mètres. Une telle grotte, une fois aménagée serait susceptible d’abriter les colons des radiations solaires et des chutes de météorites, tout en offrant une température stable. Seul défaut, son éloignement du pôle Sud lunaire où devraient se concentrer, dans un premier temps, les implantations humaines. Mais – à ce stade de nos connaissances – au moins 200 cratères susceptibles d’abriter des cavités souterraines ont été dénombrés et l’usage de la technologie LiDar sur la Lune devrait favoriser de nouvelles découvertes, plus proches du pôle.

Le régolithe pourrait par ailleurs, très prochainement, être au cœur de la toute première transaction commerciale reposant sur des actifs lunaires. La firme japonaise ispace, qui avait raté de peu de remporter le Google X-Price (en décembre 2022, sa sonde Mission 1 s’était écrasée à seulement 5 km de son point d’alunissage), compte réussir à poser un nouvel alunisseur sur la surface lunaire début 2025. Celui-ci devrait prélever un chargement de régolithe et le ramener sur Terre, la NASA ayant « préacheté » cette précieuse cargaison de poussière lunaire. L’agence américaine s’intéresse aux propriétés des « agglutinats » qui, avec des éclats de roche et du verre volcanique, constituent un des composants principaux du régolithe lunaire. Une meilleure connaissance des caractéristiques du régolithe lunaire permettrait de confirmer sa possible utilisation sous forme de briques mais aussi comme matériau d’impression 3D, ce qui autoriserait dès lors à façonner sur place de multiples objets, sans avoir à les « importer » de Terre.

Outre la mise en valeur du régolite, d’autres activités économiques lunaires sont envisageables au regard des connaissances actuelles. Au-delà d’anecdotiques activités touristiques lunaires pour VIP (à quand l’ouverture du premier Novotel ou Hilton Moonspace ?) et d’hypothétiques systèmes de production alimentaire autochtone (culture d’algues, de micro-pousses et de champignons, élevage d’insectes, récupération et transformation de CO2 des colons en boisson protéinée), deux filières extractives potentielles ont été identifiées et pourraient démarrer leurs  activités, au mieux vers la fin de la décennie 2030, plus probablement dans les années 2040.

Un pari osé : investir dans le secteur extractif lunaire…

Si certains indices laissent – à ce stade de nos connaissances – augurer de la possible présence dans le sous-sol sélène de certaines terres rares (du néodyme en particulier), un futur secteur extractif lunaire devrait reposer,  pour l’essentiel, sur l’exploitation de deux principales ressources dont les réserves, bien que non renouvelables, semblent relativement importantes. De quoi permettre d’asseoir la présence humaine sur le sol sélène, voire d’impacter sur l’évolution future de l’Humanité.

  • La première repose sur l’exploitation des ressources en eau lunaire, non plus seulement pour satisfaire les besoins quotidiens des « Lunariens » mais pour fabriquer à échelle industrielle (par électrolyse, procédé servant à récupérer de l’oxygène et de l’hydrogène) du carburant destiné à des engins spatiaux en vue de futures missions d’exploration extra-planétaire. L’absence de gravité sur la Lune pourrait faciliter l’assemblage – à la surface, voire en orbite –  de grands engins sans dépenser de trop grandes quantités d’énergie pour arracher ces derniers à l’attraction terrestre, augmentant ainsi très significativement leur autonomie et leurs rayons d’action. L’emploi de ce potentiel énergétique sélène apparaît central dans tout projet (se voulant sérieux) de colonisation de Mars, à un horizon bien incertain…
  • La seconde filière identifiée consisterait à exploiter les gisements d’hélium-3 lunaire (3He). Rare sur Terre, ce gaz, porté par les vents solaires, s’est accumulé à la surface de la Lune en raison de l’absence d’atmosphère. Certaines sources évoquent jusqu’à 1 million de tonnes sur la Lune (chiffres contestés par d’autres scientifiques qui n’évoquent que quelques dizaines de milliers de tonnes), contre seulement 15 et 20 t sur Terre. Cet isotope non radioactif de l’hélium constituerait avec le deutérium (présent en abondance dans l’eau de mer) un combustible idéal pour alimenter un réacteur à fusion nucléaire, susceptible de produire, une fois le processus de fusion vraiment maîtrisé, une énergie quasi illimitée, propre (peu de déchets), sûre (pas de radioactivité) et, si possible, à un coût abordable (ce ne sera pas simple…). Une telle solution technique fonctionnelle ouvrirait la voie à un marché fabuleux, estimé selon certains investisseurs à près de 40 000 Mds$ d’ici la fin du siècle. Mais on en est encore loin. Certes, la recherche en matière de fusion nucléaire va connaître une progression spectaculaire au cours de la décennie 2030 avec l’entrée en service du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor), dans le sud de la France. Toutefois, au-delà des prouesses scientifiques attendues, toute la difficulté va être, au cours des prochaines décennies, de transformer la maîtrise de la fusion en laboratoire en processus industriel rentable de production d’énergie, de passer de l’enthousiasme du physicien expérimental repoussant les limites de la Science à la routine quotidienne de l’ingénieur énergéticien se limitant à satisfaire les besoins de ses clients à un prix abordable. Une transition qui pourrait prendre des décennies. Dans ce contexte, l’extraction possible d’hélium-3 lunaire en grande quantité pourrait faciliter le développement de cette technologie de rupture.  Si certaines start-ups US, comme Helion Energy, misent sur un démarrage d’activités commerciales au cours des années 2040, d’autres, sur le Vieux Continent, évoquent plutôt 2080/2090…

Outre son usage pour la fusion nucléaire, l’hélium-3 pourrait également servir à refroidir les futurs ordinateurs quantiques les plus puissants (du fait d’un point d’ébullition extrêmement bas, aux alentours de –270°C) et être également utilisé dans l’imagerie médicale (imagerie par résonance magnétique) et dans le secteur de la sécurité portuaire et aéroportuaire (portique de détection de la radioactivité des conteneurs ou des bagages).

Plusieurs start-ups américaines (Planetary Ressources, Interlune, Lunar Helium-3 Mining) se positionnent déjà sur ce créneau et recherchent des actionnaires prêts à tenter l’aventure. Lunar Helium-3 Mining, par exemple, a déposé trois brevets en ce sens durant l’été 2024 (système d’extraction du gaz de la surface lunaire ; méthode de pointe pour détecter les concentrations d’hélium-3 sur la surface lunaire ; système de collecte de gaz dans des environnements ultra-froid, comme la surface lunaire). Le modèle économique de ces firmes repose sur une demande mondiale d’hélium-3 estimée à 100 tonnes par an dans les années 2040, pour un prix de vente estimé à 3 Mds$ la tonne, soit des revenus bruts de l’ordre de 300 Mds$ par an. Des chiffres qui n’engagent que ceux qui y croient.

Au regard de ces chiffres mirifiques, reste à savoir si le projet d’extraire de l’hélium-3 sur la Lune pour le rapporter sur Terre est techniquement réalisable et sera – un jour – rentable. Nombreux sont ceux qui estiment que l’hélium-3 lunaire ne devrait apporter qu’une contribution plutôt marginale aux besoins énergétiques terrestres, au moins jusqu’à la fin du siècle. Un autre rêve lunaire… « Drilling on the Moon », par les Space Diggers, un futur tube à l’horizon 2035… ?