Du 22 au 24 octobre dernier, Kazana a accueilli le 16e sommet des chefs d’État des BRICS+. Il s’agissait du premier sommet dans une configuration à 9 depuis l’intégration, en janvier 2024, de 4 nouveaux membres à part entière (Égypte, Éthiopie, Émirats Arabes Unis et Iran), l’Arabie saoudite, également pressentie pour rejoindre ce cénacle se contentant – pour l’heure – d’un statut d’observateur et l’Argentine, théâtre d’une alternance électorale radicale en décembre 2023 (élection du libertarien Javier Milei), ayant décliné en fin de compte l’invitation.
Du fait de la présidence tournante du mouvement, l’organisation du sommet revenait cette année à la Russie. De quoi laisser augurer un exercice à haut risque du fait des sanctions adoptées par le « camp occidental » contre le pays organisateur en réaction à son invasion de l’Ukraine.
Le niveau de participation était scruté avec attention. Mais la présence de dirigeants ou de représentants de 36 pays, dont 20 chefs d’État ou de gouvernement, l’exercice s’est avéré un vrai succès pour Poutine au regard du contexte diplomatico-juridique si particulier dans lequel il s’est tenu. Cet événement a permis au maître du Kremlin de mettre en scène des preuves concrètes de son non-isolement sur la scène internationale, en rencontrant une vingtaine de dirigeants étrangers dont le président chinois, le Premier ministre indien et le secrétaire général des Nations Unies
Au-delà de la gloriole médiatique du président russe, deux autres « moments forts » diplomatiques ont marqué ce sommet :
- La rencontre en tête-à-tête entre le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi, la première en cinq ans, signe d’un réchauffement en cours entre les deux pays depuis les incidents meurtriers survenus au printemps 2020 dans les confins entre Tibet et Ladakh. New Delhi avait alors durci le ton à l’encontre de Pékin et imposé diverses sanctions économiques contre des firmes chinoises.
- L’habilité de la diplomatie brésilienne à se dépêtrer du chausse-trappe que constituait pour elle le sommet de Kazan. Brasilia redoutait d’écorner son image de marque auprès des Occidentaux en cas de congratulations trop chaleureuses avec des dirigeants russes. Les « providentiels » problèmes de santé du président Lula ont permis de réduire ce risque. Les Brésiliens ont su également gérer la présence à Kazan du président vénézuélien Maduro, venu plaider l’adhésion de son pays au mouvement. Ils n’ont pas hésité à mettre leur veto à cette candidature, assumant le fait d’aggraver les tensions entre les deux pays après la condamnation par Brasilia du « hold-up » électoral survenu à Caracas lors de la récente élection présidentielle. La crédibilité de la diplomatie brésilienne a été préservée alors que celle-ci va devoir gérer un agenda chargé : accueil du sommet du G20 fin novembre puis présidence des BRICS+ et accueil du prochain sommet du mouvement en 2025.
Au-delà de ces manœuvres diplomatiques, le sommet de Kazan a approfondi le travail de fond engagé depuis le premier sommet du mouvement, en 2009, en faveur de la mise en place d’une alternative à « l’ordre mondial » dominé jusqu’à présent par les pays occidentaux.
Un travail de longue haleine qui nécessite de trancher entre deux options qui se présentent à toute organisation en phase de croissance : privilégier l’élargissement rapide du groupe ou l’approfondissement de ses institutions. Un dilemme qui n’est toujours pas résolu, et qui conduit à explorer ces deux options « en même temps ».
Quel agenda pour un nouvel élargissement du mouvement ?
Aucune nouvelle adhésion n’était attendue à Kazan, du fait de la nécessité de se donner du temps pour intégrer au mieux les nouveaux membres. Il convenait également d’éviter les critiques que n’aurait pas manqué de susciter l’adoubement de futurs membres en Russie, au regard des événements en Ukraine. À ces considérations « pratiques », se sont ajoutées les réticences de certains membres historiques (Inde, Brésil, Afrique du Sud) à l’égard de cette « course aux adhésions » activement soutenue par la Chine et la Russie. Ce trio d’attentistes redoute une dilution de son influence au sein du mouvement et une perte de sens concernant l’objectif géopolitique initial, qui demeure l’instauration d’un nouvel ordre international plus équilibré en faveur de leurs intérêts et de ceux du « Sud » en général.
À défaut d’accepter de nouveaux membres de plein droit, le sommet a acté la création d’une catégorie de « pays partenaires ». Cette innovation conceptuelle doit permettre aux « partenaires » de bénéficier des infrastructures des BRICS+ déjà existantes (comme les financements de la Nouvelle Banque du Développement de Shanghai ou les services du BRICS R&D Vaccine Center, ou du BRICS Integrated Early Warning System en matière de santé et de lutte contre les épidémies), et de développer leurs échanges avec les pays membres en profitant des outils financiers en passe d’être mis en place (cf. infra), sans toutefois participer au processus décisionnel de l’organisation. Cette approche médiane a suscité un réel engouement : les candidatures se sont bousculées pour figurer dans cette antichambre du mouvement. Celles de 13 pays ont été retenues, laissant augurer un nouveau « big bang » d’ici la fin de la décennie au sein du mouvement, susceptible de passer de 9 à plus d’une vingtaine de membres de plein droit.
Si le premier élargissement avait surtout été africain et moyen-oriental, la prochaine vague d’adhésion devrait faire la part belle à l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Thaïlande et Vietnam) et à l’Asie centrale et au monde turcophone (Kazakhstan, Ouzbékistan et Turquie). De quoi amplifier la dimension « eurasiatique » du mouvement, accentuée par la candidature du Bélarus, et faire s’interpénétrer de larges pans de la CEI (Communauté des Etats Indépendants), de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) et de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) au sein d’un forum commun. La dimension africaine ne devrait pas être oubliée non plus, avec trois nouveaux membres potentiels : l’Algérie (demandeuse de longue date mais récusée en 2023), le Nigeria (qui, après avoir longtemps snobé le mouvement, semble avoir compris qu’il s’agissait de « the place to be » afin de ne pas laisser l’Afrique du Sud, voire l’Éthiopie, s’y emparer du leadership continental en vue de l’obtention d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies), et enfin le « petit » Ouganda, fort habile à se positionner au bon endroit, alors que d’autres pays africains auraient sans doute été plus légitimes à postuler. Seule l’Amérique latine semble chichement servie, avec Cuba et la Bolivie, alors que les Brésiliens auraient plutôt préféré appuyer les candidatures, plus crédibles et présentables, du Chili et de la Colombie.
Cette approche par continent ne doit pas occulter le fait que 5 des impétrants retenus sont relativement proches de la Russie, en passe de se constituer un bloc de fidèles au sein du mouvement. A contrario, une(petite) majorité de la vingtaine de membres de plein droit et de partenaires ont un positionnement diplomatique plutôt « occidentalo-compatible ». Un comptage qui avalise la maxime présentant les BRICS+ comme « un mouvement non occidental, mais pas foncièrement anti-occidental ».
La transformation de ces partenaires en membres à part entière ces prochaines années va accentuer le poids démographique, économique et commercial du mouvement face au G7, déjà dépassé dans ces différents domaines par les BRICS depuis 2020 (33,7 % du PIB mondial pour ces derniers contre 29,08 % pour le G7 en 2024). L’écart entre les deux blocs ne cesse de croître et de s’amplifier. Il va, dès lors, devenir très difficile pour les Occidentaux de légitimer le maintien de leur hégémonie au sein des institutions internationales, qu’il s’agisse du Conseil de sécurité des Nations Unies ou des instances de directions du FMI, de la Banque mondiale ou de l’OMC, face aux revendications, de plus en plus argumentées, des tenants du « Sud global » se posant en chef de file d’une « majorité mondiale ».
La « Déclaration de Kazan » et le nouvel ordre mondial
Comme tout bon sommet diplomatique, le sommet de Kazan s’est achevé par la publication d’une déclaration finale, particulièrement dense (32 pages). Cette « déclaration de Kazan » dresse un large éventail des problématiques du moment (changement climatique, préservation de la biodiversité, résolution des conflits, développement économique, santé, éducation…), évoquées en termes suffisamment vagues pour contenter tout le monde au sein de cette alliance hétéroclite de régimes autoritaires et théocratiques et de démocraties parlementaires.
La déclaration insiste néanmoins sur plusieurs axes de travail destinés à faire avancer très concrètement sur trois grands chantiers :
- une réforme en profondeur des Nations Unies, et notamment du Conseil de sécurité, induisant l’arrivée au Conseil, en tant que membres permanents, de l’Inde et du Brésil et d’au moins un représentant africain selon des modalités restant à préciser. Une telle réforme induirait que Pékin se démène pour obtenir un siège au profit de New Delhi, ce qui apparaît contre-intuitif mais démontrerait la solidité politique du mouvement. Ce nouveau « tour de table » pourrait poser la question du maintien des sièges des deux puissances moyennes européennes, la France et le Royaume-Uni, dont plus grand-chose ne légitimerait, aux yeux des « Sudistes », le maintien en tant que tel au regard de l’évolution des rapports de force mondiaux prévisibles à l’échéance 2030 /2035 ;
- une meilleure représentation géographique, équitable et inclusive des responsables des BRICS+ (et des pays du Sud en général) au sein des équipes dirigeantes du secrétariat des Nations Unies et de ses diverses agences ainsi que d’autres organisations internationales (celles de Bretton Woods en particulier) ;
- le reformatage du fonctionnement du commerce international,avecla volonté de plus en plus nettement affichée de dédollariser autant que faire se peut à l’avenir l’économie mondialisée.
Les innovations financières et monétaires envisagées par les BRICS+
Si ce projet de réduction du rôle du dollar est activement poussé par la Russie (exposée à de nombreuses sanctions économiques et financières occidentales) mais aussi la Chine (laquelle, tout à la fois, anticipe d’éventuelles sanctions en cas de conflit à Taïwan, entend priver son compétiteur n°1 d’un avantage monétaire « exorbitant » et cherche à promouvoir l’internationalisation du yuan comme monnaie d’échange mondiale), cet objectif est également partagé par l’ensemble des autres membres et des pays partenaires. Tous s’inquiètent de l’extra-territorialité de la justice américaine et de leur exposition potentielle à un régime de sanctions sous prétexte de l’utilisation du dollar à l’occasion de la moindre transaction internationale.
Nombre de pays sont à la recherche d’une solution de paiement internationale efficiente qui leur éviterait les foudres éventuelles de Washington. Le sujet est au cœur des préoccupations des BRICS depuis des années, sans grand résultat jusque-là, du fait de la complexité de la tâche. Nombre de commentateurs occidentaux se gaussent de ces efforts qu’ils jugent aussi inappropriés qu’inutiles au sein d’un ensemble aussi hétéroclite. Le projet de monnaie commune s’annonce très difficile à mettre en place en raison de la disparité des économies des pays membres, ce qui le sera encore plus lorsqu’ils seront une vingtaine. L’adoption du yuan comme alternative au dollar n’est guère une solution crédible pour l’Inde. L’approche retenue – pour l’heure –, dans le cadre est de l’Interbank Cooperation Mechanism (ICM), vise à favoriser les paiements indexés sur les monnaies locales dans les échanges commerciaux entre pays membres, solution activement usitée par Moscou et Pékin pour leurs échanges depuis l’imposition de sanctions occidentales. Mais ces deux capitales militent pour une approche encore plus perfectionnée et consolidée.
Trois initiatives en la matière ont été évoquées lors du sommet de Kazan :
- la création d’un système de règlement et de compensation du commerce intra-BRICS, surnommé BRICS Clear, ouvert également aux échanges avec les nouveaux pays partenaires et destiné à offrir une alternative au système de compensation SWIFT, totalement sous domination occidentale. BRICS Clear reposerait sur l’utilisation de la blockchain et des cryptoactifs pour contourner l’usage du dollar. Pour éviter la volatilité des cryptomonnaies, le système aurait recours à des stablecoins, des monnaies numériques servant d’unités de compte et dont la valeur serait liée à une devise locale du bloc BRICS+ et gérée par une institution centrale, très probablement la Nouvelle Banque de Développement. Cette dernière verrait ainsi élargir son périmètre d’intervention. Le bon fonctionnement de BRICS Clear nécessiterait la mise en place d’une plateforme de paiement supranationale, « BRICS Bridge ». Un tel système semble s’inspirer assez largement du mécanisme de l’Union Européenne des Paiements (UEP), régime de paiements multilatéraux mis en place en Europe dans les années 1950 afin de faciliter le règlement des transactions commerciales entre les zones monétaires des pays participants et l’ouverture de leur commerce. Un mécanisme purement technique mais qui allait constituer une étape initiale propice au lancement du processus plus politique d’intégration européenne débouchant sur le Traité de Rome de 1956.
- la création d’une société de réassurance, la BRICS (Re)Insurance Company, destinée à s’émanciper de la tutelle des sociétés d’assurance et de réassurance occidentales qui dominent actuellement ce pan d’activité cruciale au bon fonctionnement des échanges commerciaux internationaux. Outre l’objectif politique (ne plus dépendre d’acteurs occidentaux, situation qui les expose à des fuites d’informations sensibles et à d’éventuelles sanctions financières), l’objectif est également économique, dans le but de disposer de ces services financiers à des coûts inférieurs à ceux des firmes occidentales qui contrôlent le secteur. Le succès de cette compagnie de réassurance va reposer sur la possibilité de s’appuyer sur un marché financier non occidental en mesure de fournir suffisamment de liquidités pour satisfaire ses besoins. Les marchés financiers chinois, déjà, et indiens, demain, sans parler de ceux des Émirats ou de l’Arabie saoudite et des pays partenaires issus de l’ASEAN pourraient – à terme – offrir cet appui. Ce projet constitue un complément logique et naturel au mécanisme de BRICS Clear et une étape cruciale pour que ce dernier puisse fonctionner correctement et en toute sûreté. Sa mise en œuvre s’annonce longue et compliquée et ses effets sur le commerce intra-BRICS ne pourront s’observer qu’à l’horizon 2030/35, au mieux.
- la création d’un marché des BRICS spécifique aux produits agroalimentaires (BRICS Grain Exchange), un projet destiné à contribuer à la sécurisation des approvisionnements alimentaires pour près de la moitié de la population mondiale. L’idée (d’inspiration russe) est, de nouveau, de ne plus dépendre la bourse de Chicago, si cruciale dans le négoce des céréales, et, à terme, de l’ensemble des bourses occidentales de matières premières, prioritairement agricoles, voire par la suite, minières et énergétiques. Pour l’heure, peu d’informations ont filtré sur ce projet, mais nul doute que celui-ci revienne sur le devant de la scène lors des prochains sommets des BRICS+, même si son éventuel impact sur les échanges commerciaux mondiaux ne sera observable qu’à l’horizon 2030 /35.
Le lancement de ces trois initiatives vise à réduire l’usage international du dollar dans le commerce mondial. Ces mesures, si elles se concrétisent, sont susceptibles d’entraîner des modifications substantielles de l’économie mondialisée, sous forme de détournement de flux commerciaux au profit de la zone BRICS+, sans passer par des intermédiaires (monnaie, négociants, transporteurs, assureurs, banquiers) occidentaux, ce qui devrait engendrer des pertes de chiffres d’affaires pour ces derniers. Les activités des places boursières de New-York et de Londres devraient être affectées par cette volonté « émancipatrice » des économies « sudistes » (pesant plus d’un tiers du PIB mondial…). Une autre conséquence d’un moindre recours au dollar à l’international pourrait se traduire par une diminution de la part du dollar dans les réserves des banques centrales (encore 59 % des réserves des banques centrales à la fin du 1er trimestre 2024). Avec comme conséquences de rendre moins attractive la détention de bons du Trésor américain pour certains investisseurs étrangers et de poser – à plus long terme – la question des modalités de financement de la (prodigieuse) dette publique américaine au cours de la décennie 2030.
Cette volonté de dédollarisation portée par les BRICS+ ne devrait pas conduire à un effondrement de la primauté économique occidentale, mais relever plutôt d’une érosion aussi lente qu’inexorable. L’émancipation des BRICS+ vis-à-vis de l’économie dollarisée pourrait, selon les prévisions de certains économistes et les hypothèses retenues, concerner entre 1/5e et ¼ du commerce mondial d’ici 2030. Des chiffres un peu trop optimistes pour nombre d’économistes occidentaux. Mais l’impact ne sera pas neutre, d’autant que cette tendance de remise en cause de l’ordre international « occidentalo-centré » va coïncider avec des transformations internes, pour la plupart assez préoccupantes, en Occident (déclin démographique, vieillissement des populations, protectionnisme, désindustrialisation, insuffisance de l’innovation technologique), qui apparaissent plus potentiellement plus déstabilisante en Europe qu’aux États-Unis. Un monde nouveau émerge sous nos yeux. Sachons ne pas faire preuve d’aveuglement !