Silica City : modèle urbanistique ou « éléphant blanc » du Petro-Guyana ?

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Sortir des énergies fossiles constitue une priorité face au changement climatique. On n’en prend guère le chemin et au contraire, de nouvelles « provinces pétrolières » s’ouvrent à l’exploitation. C’est particulièrement le cas en Amérique du Sud où le Guyana et le Suriname sont en passe d’intégrer le club des pays producteurs. Ces deux petits pays, si atypiques par rapport à leur environnement régional latino-américain, vont bénéficier d’une rente énergétique conséquente, qui devrait bouleverser nombre de fondamentaux de ces sociétés multi-ethniques fragiles, et – jusqu’à maintenant – relativement pauvres, appelées à devenir des petro-républiques richement dotées.  Se pose la question de la gestion de cette rente énergétique et de comment éviter, autant que faire se peut, la « malédiction du pétrole », en diversifiant l’économie et en privilégiant un développement durable. Horizon 2035 est à ce titre heureux de vous proposer un article rédigé par Matthieu Lohse consacré à un prometteur projet urbanistique en cours de lancement au Guyana, faisant écho à d’autres grands projets urbanistes conduits sur d’autres continents. Matthieu est un fin connaisseur des enjeux latino-américains. Il est diplômé de Sciences Po Strasbourg et de la Sorbonne-Nouvelle en relations internationales et suit avec attention les évolutions géopolitiques, démographiques, technologiques et militaires des pays de la région. Il est actuellement basé à Washington, D.C.

Le Guyana, petit pays d’Amérique du Sud voisin du Brésil et du Venezuela, est en pleine transformation économique grâce à la découverte d’importants gisements de pétrole au large de ses côtes atlantiques. Cette manne pétrolière a propulsé cette ancienne colonie britannique de 800 000 habitants aux identités variées  vers une croissance économique fulgurante, mais aussi vers de nouveaux défis. Des défis d’autant plus complexes à surmonter que la société guyanienne est multiethnique (environ 40% de la population d’origine indienne, 30% d’origine africaine, 20 % métissée et un peu plus de 10% d’origine amérindienne) et multiconfessionnelle. La gestion de la rente pétrolière, si elle s’avère trop opaque ou mal redistribuée, pourrait alimenter de possibles tensions intercommunautaires.

Face aux éléments sociaux et environnementaux qui menacent l’actuelle capitale Georgetown, la nécessité de développer une nouvelle ville se distingue comme un projet phare du gouvernement actuel et du président Irfaan Ali. Cette future ville, Silica City, conçue pour être intelligente, durable et résiliente, incarne les ambitions du Guyana face à une croissance exponentielle et aux enjeux climatiques. Ce projet s’inscrit dans le cadre du plan de développement Green State Development Strategy 2040, politique de développement national sur 20 ans qui intègre la vision et les principes directeurs d’un « agenda vert ».

Un contexte de croissance économique exponentielle

Depuis la découverte de pétrole offshore en 2015, le Guyana a vu son produit intérieur brut (PIB) quadrupler en une décennie, passant de 4 milliards de dollars en 2012 à plus de 17 milliards de dollars en 2023. Le PIB / habitant est également passé de 6 000 dollars en 2018 à près de 21 000 dollars en 2023, désormais équivalent à celui de la Croatie. Il pourrait atteindre les 30 000 dollars en 2025, selon le FMI.

Le secteur pétrolier a été le principal moteur de cette croissance. Les réserves de pétrole du Guyana sont estimées à 11 milliards de barils, ce qui place le pays au 17e rang mondial en termes de réserves prouvées. La production de pétrole a atteint 278 000 barils par jour en 2022, et devrait continuer à augmenter avec la mise en service de nouveaux champs pétroliers offshore. La valeur des réserves de pétrole par habitant est la deuxième plus élevée au monde, juste derrière le Koweït et loin devant l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Cette croissance économique, la plus rapide au monde avec des taux de 62 % en 2022 et 38 % en 2023, a transformé le paysage urbain de Georgetown, l’actuelle capitale, mais a également mis en lumière les inégalités et les défis infrastructurels. Les infrastructures vieillissantes et les problèmes de gestion des déchets sont autant de signes d’un développement anarchique qui placent les autorités face à un constat : le développement du pays et, par extension de sa capitale, nécessite une planification urbaine plus rigoureuse.

Silica City : une utopie nécessaire ?

Georgetown, la capitale actuelle, a été fondée par les colons britanniques à la fin du 18ème siècle. Située à l’embouchure de la rivière Demerara, elle abrite près de 40 % de la population du pays et se trouve à environ six pieds (1,8m) sous le niveau de la mer. Si une digue longue de plus de 400 kilomètres et un vaste réseau de canaux maintiennent – jusqu’à présent – l’océan Atlantique à distance, la ville reste confrontée à d’importantes menaces. Selon l’ONG Climate Central, qui s’appuie sur les rapports du GIEC et des Nations unies, Georgetown pourrait être submergée d’ici 2030. De nombreuses maisons et bâtiments publics de la ville sont construits en bois, les premiers étant généralement surélevés sur des piliers en briques à deux mètres du sol. Suite aux grands incendies de 1945 et 1951, la plupart des bâtiments des quartiers d’affaires ont été reconstruits en béton armé. En 2005, le Guyana a subi les pires inondations de son histoire, avec plus de 500 millions de dollars de dégâts, ce qui représentait plus de la moitié du PIB du pays à l’époque. Le pays a par ailleurs connu une autre inondation de grande ampleur en 2021, qui a rappelé la nécessité d’agir dans les prochaines années face au changement climatique.

Confrontée aux conséquences immédiates du réchauffement de la planète, combinées à la crainte de voir l’industrie pétrolière ne favoriser que le développement du littoral au détriment du reste du pays, l’administration du jeune président Irfan Ali porte le projet de Silica City, ville intelligente et durable devant être construite dans une région plus élevée, à l’abri des inondations.

Silica City, dont le projet a été initié dans le cadre d’une collaboration entre l’Université de Miami, le conglomérat Guyana Innovation Group (GIG) et le gouvernement guyanien, est conçue pour être une ville modèle en matière de durabilité et d’innovation. Située à environ 80 kilomètres au sud de Georgetown, cette nouvelle ville sera construite, dans sa première phase, sur une superficie de 45 kilomètres carrés et pourra accueillir jusqu’à 50 000 habitants. Le projet vise à intégrer les secteurs industriel, digital, biomédical et de l’intelligence artificielle (IA) dans un environnement urbain harmonieux et connecté.

Le Guyana, grâce à ses vastes forêts tropicales couvrant 90 % de son territoire, est l’un des rares pays au monde à avoir une empreinte carbone négative. Silica City s’inscrit dans cette démarche de neutralité carbone, en intégrant des pratiques de construction durable et des technologies vertes. Les premiers plans de la ville futuriste dévoilent ainsi un environnement à usage mixte où les résidents pourront vivre, travailler, étudier et se divertir à proximité les uns des autres, selon le concept d’une ville peu dense, où 15 minutes de marche suffisent pour avoir accès à une très large palette de services. Cette approche intégrée réduit la dépendance à l’égard des véhicules personnels et favorise le recours aux mobilités « douces ». Silica City adoptera par ailleurs des technologies de ville intelligente afin d’optimiser la gestion des ressources, des déchets, et d’améliorer la qualité de vie en général.

La planification intègre des espaces verts, des toits végétalisés et des zones de biodiversité pour réduire l’empreinte carbone ainsi que des réseaux de transport connectés, des systèmes de gestion des déchets automatisés et des bâtiments équipés de capteurs pour optimiser la consommation d’énergie. Cette dernière devrait être largement alimentée par l’énergie solaire.

Le projet, dont les premières maisons individuelles sont déjà sorties de terre, bénéficie d’un investissement initial du gouvernement relativement modeste, de près de 10 millions de dollars pour la construction de la phase initiale, qui inclura des infrastructures commerciales et résidentielles. Dans un second temps, des contrats devraient être attribués pour des travaux de développement des infrastructures, notamment la construction de réseaux routiers, de ponts et de ponceaux. Silica City sera équipée de technologies de pointe, telles que des capteurs intelligents et l’Internet des objets (IoT), pour optimiser la gestion des ressources et améliorer la qualité de vie des résidents.

Défis et opportunités

Les opportunités offertes par ce projet sont multiples, notamment en termes de création d’emplois, de diversification économique et de développement durable. Les villes intelligentes, telles que Silica City, incarnent en ce premier quart du XXIe siècle une opportunité sans précédent de repenser l’urbanisme en intégrant les technologies de l’information, l’intelligence artificielle et l’Internet des objets (IoT). Cependant, elles soulèvent également des défis considérables en matière de souveraineté territoriale, de protection des données personnelles et de la vie privée, et d’égalité des chances. La question de l’énergie revêt une importance capitale, car l’utilisation massive des outils numériques peut engendrer des répercussions environnementales significatives.

Par ailleurs, le financement de ces infrastructures modernes constitue un enjeu majeur. Les autorités du Guyana devront attirer des investisseurs privés et internationaux. Bien que le fonds souverain du Guyana soit en mesure de financer une part substantielle de ce premier projet, la diversification des sources de financement et d’investissement sera indispensable pour permettre l’extension de ce type de projet. Il sera crucial par ailleurs de renforcer la confiance des investisseurs dans le Guyana et d’améliorer le climat des affaires, alors que le pays se classe au 92e rang de l’indice de perception de la corruption 2024 de l’ONG Transparency International.

En outre, les autorités du Guyana devront convaincre la population de s’installer dans cette nouvelle ville. Il est impératif en effet que ces villes ne deviennent pas des enclaves réservées aux plus fortunés ou à des colonies d’expatriés versés dans la « High Tech tropicale », mais qu’elles garantissent un accès équitable aux services pour l’ensemble des citoyens.

Au cours des dix à quinze prochaines années, le Guyana devra également faire face au défi de la diversification économique. Les exportations de pétrole représentaient à elles seules environ 88 % des exportations totales en 2022, selon la Banque mondiale. Hors pétrole, le sucre, l’or, la bauxite, les crevettes, le bois et le riz représentent près de 90 % des exportations non pétrolières du pays. Pour réduire la dépendance à l’égard du secteur pétrolier et, par conséquent, la vulnérabilité aux fluctuations des marchés, des réformes structurelles sont indispensables pour diversifier l’économie nationale et assurer une croissance durable et généralisée, à l’instar des réformes entreprises dans les grands pays exportateurs d’hydrocarbures, comme le Qatar, l’Arabie Saoudite ou l’Angola.

Toutes les nouvelles villes seront-elles des villes intelligentes ?

Silica City n’est qu’un exemple parmi d’autres projets de villes futuristes en plein essor. Parmi ceux-ci, Neom, projet phare du prince héritier MBS en Arabie Saoudite, se distingue – sur le papier – comme une cité intelligente ambitieuse, conçue pour devenir un pôle technologique et touristique de premier plan. Cependant, ce projet n’est pas exempt de controverses, notamment en raison de son impact environnemental significatif et des préoccupations relatives aux droits humains et aux conditions de vie des travailleurs, étrangers dans leur très grande majorité. Le projet pharamineux, au cœur de la Vision 2030 de la famille royale de Riyad qui doit diversifier l’économie saoudienne du pétrole, semble toutefois avoir du plomb dans l’aile, alors que les financements privés manquent et que les scandales s’accumulent.

Parallèlement, l’Égypte s’engage dans la construction d’une nouvelle capitale administrative, visant à désengorger Le Caire, tandis qu’en Indonésie, le projet de Nusantara, la future capitale, planifiée sur l’île de Bornéo, est motivé par des inquiétudes environnementales et démographiques liées à la surpopulation de Jakarta.

Ces initiatives urbaines futuristes partagent des caractéristiques communes, telles que l’intégration de technologies de pointe, la promotion de la durabilité et la résilience face aux défis contemporains. Néanmoins, chacune de ces entreprises est confrontée à des obstacles spécifiques, dictés par leur contexte local.

À l’horizon de 10 à 15 ans, il apparaît comme probable que la plupart des nouvelles villes seront conçues comme des villes intelligentes, intégrant des technologies avancées pour améliorer la qualité de vie et la durabilité. Cependant, cette tendance pose également des risques importants. L’un des principaux risques est la dépendance excessive à la technologie, qui peut rendre les villes vulnérables aux cyberattaques et aux pannes de système. Par ailleurs, la collecte et l’utilisation massives de données personnelles par des entreprises privées mais aussi par les gouvernements soulèvent des préoccupations en matière de confidentialité, de sécurité des données et d’usage de ces dernières.

Un autre risque est l’exclusion sociale. Les villes intelligentes peuvent créer une fracture numérique, où les individus qui n’ont pas accès à la technologie ou qui ne savent pas l’utiliser sont laissées pour compte. Dans le cas du Guyana, l’intégration les populations amérindiennes, qui représentent 10 % de la population et vivent pour la plupart dans la forêt d’Amazonie, est essentielle, à la fois s’agissant du projet Silica City, comme plus globalement vis-à-vis du boom pétrolier. Il crucial que les villes intelligentes soient conçues de manière inclusive, en tenant compte des besoins de tous les citoyens, y compris les personnes âgées, les personnes handicapées et les populations marginalisées.

Enfin, il existe un risque de standardisation excessive. Si toutes les nouvelles villes suivent le même modèle de ville intelligente, cela pourrait conduire à une uniformisation des paysages urbains et à une perte de diversité culturelle. Il est important que chaque ville intelligente soit adaptée à son contexte local, en tenant compte des particularités culturelles, historiques et environnementales.

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A la croisée des chemins entre une réponse au réchauffement climatique et la montée des eaux et une nécessaire gestion durable des nouvelles richesses tirées de l’extraction offshore de l’or noir, Silica City représente une opportunité unique pour le Guyana de se positionner comme un leader en matière de développement durable et d’innovation urbaine. En tirant parti de sa manne pétrolière pour financer ce projet ambitieux, le pays peut non seulement répondre aux défis climatiques, mais aussi créer un modèle de ville intelligente qui pourrait inspirer d’autres nations latinoaméricaines et caribéennes. Cependant, il est crucial de s’assurer que ce développement soit inclusif et bénéficie à l’ensemble de la population, afin d’éviter les pièges de la dépendance aux ressources naturelles et des inégalités sociales.

Le succès de Silica City dépendra de la capacité du Guyana à surmonter les défis technologiques, économiques et sociaux. En investissant dans des infrastructures modernes, en attirant des investisseurs  privés et internationaux et en promouvant une croissance inclusive, le Guyana peut transformer Silica City en un modèle de ville durable et résiliente, capable de répondre aux défis du XXIe siècle.

Alors que le Guyana tiendra des élections générales en novembre de cette année, nul ne doute que la question de la gestion de la manne pétrolière et du développement du pays sera au cœur des préoccupations des citoyens. Le jeune président Irfaan Ali (né en 1980) y briguera un second mandat afin de continuer à mettre en œuvre sa vision du développement du Guyana. Le pays, qui fait face aux revendications territoriales du Venezuela voisin sur la région amazonienne de l’Esequibo, est uni derrière cette cause nationale, mais le président Ali devra faire face à de nombreux adversaires politiques qui contestent publiquement sa gestion. S’il a su affirmer la place du Guyana sur la scène internationale, notamment en faisant élire le pays au Conseil de Sécurité des Nations unies comme membre non-permanent pour la période 2024-2025, et renforcer ses relations avec les grandes puissances (la France y ouvrira une ambassade en 2025, le Premier Ministre indien Modi a visité le Guyana en novembre 2024), il sait que la campagne sera dure. Personne toutefois dans l’opposition ne conteste aujourd’hui le projet Silica City. Au regard du potentiel économique qui se dessine dans cette si particulière néo-pétro-république, les entreprises françaises auraient tort de négliger un tel marché émergent et tout intérêt à s’ouvrir à de nouveaux horizons.