Depuis plus d’une décennie, les marchés de prédiction connaissent une spectaculaire expansion, attirant toujours plus de parieurs et mobilisant toujours plus de liquidités. Les cotations de ces marchés qui mobilisent l’intelligence collective des joueurs tendent à surpasser les sondages traditionnels en termes de rapidité, de fiabilité et de précision. Ils sont désormais considérés comme de précieux outils d’aide à la décision pour décideurs et investisseurs. Mais cela ne saurait occulter leurs limites, qui induisent des risques très préoccupants de dérives, susceptibles de parasiter certains fondements de nos démocraties, et en tout premier lieu, le bon déroulement des processus électoraux. La « saga Polymarket », au cours des 24 derniers mois nous fournit des enseignements qu’il convient de ne pas ignorer.
Les dérives potentielles des marchés de prédiction
Ces marchés de prédiction seraient-ils donc une balise efficiente pour nous éclairer sur la voie du futur ? Pas réellement en fait, car leur essor actuel ne va pas sans poser de problèmes, de diverses natures.
- Le premier est de nature éthique. Peut-on parier sur tout ? Parier, dans le but de gagner de l’argent, sur le déclenchement d’une guerre qui va faire des dizaines ou des centaines de milliers de victimes, voire plus, ou sur la force d’un cyclone qui va dévaster un petit Etat insulaire est-il moral ? Ou de parier sur la probabilité d’assassinat d’une personnalité de premier plan ? Ou sur la survenance d’événements personnels graves (maladies, divorce, deuil..) de personnages publics ? L’énoncé des questions posées est révélateur du degré d’éthique de nos sociétés contemporaines, et le constat que l’on peut en tirer n’est guère différent de comportements que l’on peut observer sur les réseaux sociaux et les grands médias traditionnels (téléréalité, presse de caniveau ou à scandale, culture du clash….) ou dans la vraie vie : montée des incivilités, manque d’empathie, dureté des comportements, perte du « vouloir vivre ensemble », autant d’évolutiosn qui incitent certains à dénoncer un « ensauvagement » des temps modernes. Parier sur des marchés prédictifs induit, de manière plus ou moins sous-jacente, un goût, un souhait, une attirance pour le chaos (si possible subi par les « Autres »), en l’instrumentalisant de manière ludique, voire jouissive (au regard des gains attendus). Certes, les gestionnaires de ces plateformes affichent des codes de conduite et de comportements, sensés éviter le « pari de trop », malsain dans sa formulation et malsain par ses résultats. Mais les parieurs addictifs que rien ne rebute peuvent toujours miser sur des questions tabou hors plateformes, via des groupes fermés opérant sur le dark net sans grande difficulté et parier sur tout, sans interdit ni contrainte. Le niveau d’éthique (ou plutôt l’absence d’éthique) des marchés de prédiction s’inscrit dans une tendance générale (et déplorable) du monde actuel.
- Le second problème, qui découle en partie du premier, concerne l’absence de régulation sérieuse de ces marchés de prédiction, contrairement aux marchés financiers où des autorités dotées de pouvoirs judiciaires et administratifs gèrent acteurs et transactions. Au regard des sommes désormais échangées et de l’impact que peuvent avoir certaines cotations dans des processus décisionnels, il est désormais impératif de s’assurer de l’honnêteté, l’équité et la transparence du fonctionnement des plateformes, ainsi que du bon déroulement de l’organisation des paris et du paiement des mises. En fonction de la culture administrative de chaque pays, cet impératif de régulation incombe à des institutions au profil varié, ces marchés prédictifs se positionnant à l’intersection entre jeux d’argent, activités boursières et innovations technologiques. Aux Etats-Unis, les marchés prédictifs sont assimilés aux marchés boursiers dérivés. L’autorité régulatrice est la Commodity Futures Trading Commision (CFTC), agence fédérale indépendante chargée, à l’origine, de la régulation des bourses de commerce traitant des matières premières puis des marchés dérivés. En France, les marchés prédictifs sont considérés comme des jeux d’argent et relèvent de ce fait, non pas de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) mais de l’Autorité nationale des Jeux (ANJ, en charge de la supervision du loto du tiercé et des paris sportifs). On rappellera, au passage, que la pratique de ce type d’activités est actuellement interdite sur le territoire national, comme dans la plupart des pays européens. Mais un bon VPN permet de contourner assez aisément la réglementation, au risque de s’exposer à des poursuites (jusqu’à 3 ans de prison et 90 000 € d’amende, pour rappel).
Au quotidien, même avec une autorité de régulation active, le fonctionnement d’un marché prédictif n’est pas à l’abri de divers « dérapages » :
o dysfonctionnement de la plateforme (pénurie de liquidités pour payer les mises, flux de données inexactes, contournement des dispositifs de sécurité, hacking du système…) ;
o délits d’initiés de la part de personnes mieux informées car proches de décideurs en mesure de peser sur le cours des événements, voire d’agents de renseignement dépositaires d’informations ultrasensibles (miser à l’insu de tous sur un marché prédictif peut s’avérer plus rémunérateur et moins risqué car quasiment intraçable que de vendre des secrets à une puissance étrangère). L’actualité a récemment fourni un cas spectaculaire, à l’occasion de l’obtention du Prix Nobel de la Paix à la dissidente vénézuélienne Maria Corina Machado, dont la cotation, jusqu’alors évaluée à 1 ou 2% est passée brutalement à 70% à quelques heures de l’annonce du prix, un heureux parieur, apparemment bien informé, empochant 50 000 $ dans l’opération ;
o ou gonflement artificiel des cotations pour tenter de faire basculer le cours d’un événement dans un sens favorable à certains intérêts.
- On touche alors à un troisième problème, de loin le plus préoccupant : le risque de manipulation sous couvert du spectre de la prophétie auto-réalisatrice, téléguidée en sous main par des intérêts puissants. Certains protagonistes, soucieux de satisfaire des objectifs précis, peuvent engager d’importants moyens techniques et financiers pour « forger » des évaluations conformes à leurs intérêts et entraîner – sans qu’ils en aient réellement conscience – un grand nombre de parieurs à s’aligner sur leur « vision de l’avenir » et impacter ainsi le processus décisionnel de décideurs pensant recourir à des critères impartiaux. Agir, pour ne pas dire « manipuler » les cotations de marchés prédictifs, en achetant de la crédibilité par le volume des paris sur telle ou telle action, peut s’avérer bien plus efficace, voire bien moins coûteux (car en prime, on peut gagner de l’argent avec les mises réalisées) plutôt que financer des sondages ou une campagne de relations publiques ou de lobbying.
La « remontada préélectorale » du candidat Trump à compter du printemps 2024, en dépit de ses innombrables casseroles judicaires et son implication dans l’attaque contre le Capitole, doit, certes, beaucoup à l’activisme de ses partisans sur les réseaux sociaux et à l’incurie de l’équipe de campagne démocrate, mais aussi – ce qui est rarement souligné – à la progression spectaculaire (« miraculeuse » diront les plus méfiants) de la cotation de ses chances de l’emporter sur le marché de prédiction Polymarket. A la fin du printemps 2024, les cotations de cette plateforme ont commencé à faire miroiter sa plausible victoire à la présidentielle de novembre, « anticipant » de manière saisissante le résultat final. A la veille du scrutin, la plateforme pronostique une nette victoire de Trump (probabilité de 66%n bien supérieure aux résultats des sondages).
L’inversion de tendance doit beaucoup aux mises très conséquentes effectuées par une mystérieuse « Big Whales » française. Ce mystérieux parieur, alias « Théo », misa quelques 25 millions de $ sur la victoire de Trump, entraînant une progression de 5 à 6 points de la cote de l’ancien président et enclenchant une dynamique haussière très significative. De quoi inciter nombre de parieurs (et sans doute d’électeurs…) à modifier leurs jugements et leurs arbitrages, pour le résultat final que l’on connaît ! L’heureux parieur empocha 85 millions de $ au final, pour prix de sa « trumphilie prédictive», suscitant d’innombrables commentaires au sujet de l’intégrité de paris aussi massifs sur des questions aussi sensibles !
Polymarket, simple plateforme prédictive ou instrument aux finalités plus troubles ?
Le rôle crucial joué durant ces quelques semaines par Polymarket nécessite de s’intéresser de manière approfondie à cette plateforme. Son volume d’échanges est un peu inférieur à 20 Mds$ sur les 12 dernières mois écoulés, ce qui en fait le N°1 du marché de la prédiction décentralisée, en contrôlant plus de 85% du volume total des échanges du secteur.
Polymarket a été fondé en juin 2020, en plein confinement dû au Covid, par Shayne Coplan, un ancien étudiant de la New York University en rupture d’études pour tenter sa chance dans les cryptomonnaies. Selon un article relativement hagiographique publié début octobre par Blomberg, Coplan aurait eu l’idée de la plateforme et de son activité innovante de pari dans sa salle de bain ! La plate forme est lancée courant 2020 mais ne rencontre pas un grand succès dans le contexte de l’époque, ce qui l’incite à proposer des prestations proches des activités boursières plus traditionnelles, mais sans disposer de licences en la matière, ce qui lui vaut d’être sanctionnée par la CFTC en 2022. Elle se voit infliger une amende et surtout est interdite d’opérer sur le territoire américain. C’est donc une plateforme off-shore qui survit tant bien que mal jusqu’au printemps 2024, période durant laquelle sa renommée va croître de manière ahurissante à l’occasion de la campagne pour l’élection présidentielle américaine de novembre 2024. Elle va jouer un rôle déterminant dans la remontée et le regain de crédibilité de la candidature Trump.
Au regard de ce rôle clef, Polymarket, qui avait été sanctionnée par les autorités boursières sous l’administration Biden, va bénéficier de la clémence de la nouvelle administration Trump II et de l’appui de certains de ses thuriféraires. A ce tire, il n’est pas totalement anodin que Peter Thiel, un des principaux techno-magnats californiens pro-Trump et un des grands idéologues du libertarianisme ambiant outre-Atlantique, ait joué un rôle actif , début 2025, dans une levée de fonds de 200 millions de $ au profit de Polymarket. Il n’est pas totalement anodin que l’administration Trump II ait décidé d’abandonner toutes les poursuites contre Polymarket, en passe d’être à nouveau autorisée d’opérer sur le territoire américain. Il n’est pas totalement anodin qu’en juin, 2025, Polymarket ait annoncé avoir conclu un partenariat avec X (propriété d’Elon Musk) pour que la plateforme fournisse « instantanément des informations contextualisées et bases sur des données de millions d’utilisateurs de Polymarket à travers le monde ». Enfin, il n’est pas totalement anodin qu’Intercontinental Exchange Inc., la société mère de la bourse de New York (NYSE / New York Stock Exchange) investisse, début octobre, deux milliards de $ dans Polymarket. Une opération qui valorise la plateforme à 8 milliards de dollars et propulse son heureux fondateur, Shayne Coplan, au rang de plus jeune milliardaire autodidacte de l’économie américaine contemporaine, à seulement 27 ans. Que de heureux hasards ! Ne serait-on pas en face de ce que l’on pourrait appeler un « capitalisme de complaisance », au pays de la « Vérité Alternative », visant à soutenir un outil capable de forger une vision de l’avenir conforme aux désidérata des actuelles élites états uniennes ?
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La « saga Polymarket » interroge au-delà de son narratif glorifiant une fois de plus une success story de l’American Dream. Elle devrait plutôt nous préoccuper au regard de l’essor des marchés prédictifs, dernier gadget à la mode des geeks et autres technophiles pensant pouvoir contrôler le cours des événements. Elle doit s’appréhender comme une illustration de l’émergence d’un nouvel, puissant et redoutable outil dans la panoplie de la fabrique du consentement, visant à faire accepter au plus grand nombre des décisions prises, trop souvent au détriment de l’intérêt général et au profit de l’intérêt de quelques uns, au motif de la logique « TINA » (There Is No Alternative) et du « bon sens », mis à toutes les sauces.
Il est à redouter qu’entre la sophistication toujours accentuée des plateformes technologiques et des progrès des neurosciences et des sciences cognitives, en matière de neuro-marketing et de ses déclinaisons en matière de comportements électoraux, la décennie à venir soit fortement marquée par des détournement d’information et des manipulations de l’opinion parasitant, en particulier, le bon déroulement des processus électoraux futurs.
Si de nombreuses alertes sonnent déjà sur de possibles ingérences étrangères, russes, voire chinoises, à l’approche du scrutin présidentiel français de 2027, ne négligeons pas, non plus, l’impact nuisible que pourrait receler les références incontrôlées et non régulées aux cotations de ces plateformes prédictives, toutes contrôlées par des intérêts financiers étrangers. L’urgence est à une vigilante tous azimuts. La préservation de notre souveraineté en dépend !
