Initialement perçu comme une extension régionale secondaire du sanglant conflit de Gaza, le harcèlement répété des Houthis contre la navigation commerciale à l’entrée de la mer Rouge et dans le golfe d’Aden constitue désormais un vrai foyer de tensions en soi. Plusieurs dizaines de bâtiments ont été attaqués depuis le 19 novembre, date du premier incident signalé. Ces assauts n’ont occasionné dans la plupart des cas que des dégâts mineurs, provoquant cependant de très fortes perturbations dans le fonctionnement du transport maritime et générant un stress intense au sein des équipages s’aventurant dans ces parages, issus pour l’essentiel du lumpenprolétariat maritime mondial (Philippins, Indiens, Sri Lankais, Vietnamiens, Egyptiens, Ukrainiens….).
Mais tirs de missiles et attaques de drones continuent à survenir à intervalle régulier, provoquant des dégâts croissants :
- première perte d’un navire du fait de ces frappes : le vraquier Rubymar, touché par deux missiles le 18 février avant de sombrer dans la nuit du 1er au 2 mars avec sa cargaison de 22 000 tonnes de fertilisants, faisant redouter une catastrophe environnementale sur l’écosystème marin local, considéré comme l’un des plus sensibles au monde ;
- et désormais premières victimes enregistrées : 3 marins tués (2 Philippins et 1 Vietnamien) et 4 autres blessés (dont 3 dans un état critique) après un impact de missiles ayant touché le 6 mars, à 54 nautiques au sud-ouest d’Aden, le vraquier « True Confidence »
Des répercussions systémiques disproportionnées sur l’économie mondialisée
Ces attaques persistent depuis plus de 4 mois malgré la réaction se voulant musclée des marines occidentales (opération Prosperity Guardian sous commandement US et depuis mi-février, opération européenne Aspides sous commandement grec). En dépit des moyens anti-aériens déployés ; de frappes préventives visant les sites de lancement de drones ou d’engins balistiques à terre et de la destruction ponctuelle d’embarcations assaillantes, la menace demeure. Sous couvert de s’en prendre aux « intérêts israéliens », les frappes houthis sont parvenues à provoquer une dégradation durable de l’environnement maritime régional. Et cela, alors qu’à proximité immédiate et sans lien établi, un préoccupant regain de la piraterie somalienne est également observé.
L’onde de choc de ces événements provoque ainsi davantage d’effets délétères sur le « reste du monde » que les événements originels dévastant Gaza et ses bordures frontalières depuis le 7 octobre, dont les effets se limitent essentiellement au voisinage proche et moyen-oriental. Ce regain d’insécurité impacte fortement le commerce maritime entre l’Asie, le Moyen Orient et l’Europe. Celui-ci représente entre 12 à 15% du trafic mondial et 20% de celui des conteneurs. Nombre d’armateurs ont décidé de réorienter leurs liaisons vers le Cap de Bonne Espérance. Cela nécessite de contourner l’Afrique, rallongeant de 4900 miles, soit environ deux semaines de navigation, les trajets à destination des grands ports d’Europe du Nord. Un laps de temps supplémentaire qui coûte cher à tous les opérateurs du secteur et complexifie les chaînes d’approvisionnement de nombreux industriels européens. Ceux-ci demeurent très dépendants de composants ou de produits de base produits ou extraits « à l’Est de Suez », pour reprendre une expression datée. Une situation exceptionnelle qui dure mais surtout qui semble appelée à se répéter à l’avenir sous l’effet de différentes causes géopolitiques, sécuritaires, mais aussi potentiellement climatiques.
Par ailleurs, trois câbles sous-marins de télécommunications sur la quinzaine transitant par cette zone et reliant l’Europe à l’Asie ont été coupé fin février, perturbant près de 25% du trafic passant par la mer Rouge. L’ombre des Houthis a, un temps, plané sur ces incidents, faisant redouter que les Houthis disposent de capacités d’intervention sous-marines sans doute limitées mais très préoccupantes. Après investigation, il semble que les câbles aient été coupés par les ancres du vraquier Rubymar, à la dérive depuis son attaque le 18 février, avant de sombrer le 2 mars.
Quand une puissance de 4ème ordre réinterprète la notion de « nuisance »
En dépit d’une réaction occidentale relativement rapide, une « puissance navale de 4ème ordre » pour reprendre l’expression un analyste naval américain, relevant d’une simple faction armée non étatique, sans grands moyens nautiques ni solide tradition maritime (les Houthis étant issus des zones septentrionales du Yémen, bien à l’intérieur des terres), s’avère en mesure de projeter dans la durée ses (maigres) capacités de nuisance en mer. Avec des résultats très conséquents, voire surdimensionnés, en provoquant le dysfonctionnement partiel d’un axe majeur du commerce maritime international.
Les rebelles yéménites ont réussi à transformer les atterrages du territoire qu’ils contrôlent en une sorte de « no-go zone » pour de nombreuses compagnies de navigation tout en tenant en échec les forces navales occidentales déployées sur zone. Les Houthis parviennent à conduire depuis la terre une stratégie d’interdiction englobant de vastes espaces maritimes, prenant à contre-pied bien des réflexions stratégiques relatives à la suprématie traditionnelle du Sea Power au détriment des masses continentales.
Cette « leçon yéménite » ne fait que confirmer la « leçon ukrainienne », à savoir la capacité démontrée par Kiev, dépourvu de tout moyen naval traditionnel du fait de la destruction précoce de la majeure partie de sa marine militaire, de porter des coups répétés à la flotte russe de la Mer Noire. Cette dernière a été contrainte de se retirer le plus loin possible (jusqu’en Abkhazie) pour tenter de fuir les tirs de missiles, les attaques de drones navals et les raids de force spéciales qui ont décimé ses rangs ces derniers mois. Avec des moyens bien inférieurs, les Houthis « réinterprètent » à leurs manière – low cost et et low tech – les recettes ukrainiennes.
Ces deux cas de figure tendent à concrétiser, en fonction de leurs spécificités locales respectives, le concept de « fortress fleet » développé par divers stratèges américains ces dernières années. Ces derniers tentaient d’imaginer un concept opérationnel que la Chine pourrait mettre en œuvre face à la suprématie aéronavale américaine dans le cas d’une hypothétique guerre sino-américaine dans le Pacifique ouest.
L’effet limitatif de la « durabilité » des moyens engagés face à la menace houthie
La seconde leçon à tirer des événements actuels en mer Rouge concerne ce que l’on pourrait appeler la « durabilité » des moyens engagés par chaque camp. L’enracinement de la crise et l’escalade qui s’en suit nécessitent de s’interroger sur la dissymétrie criante des coûts opérationnels observables dans cette confrontation.
Les assaillants houthis projettent leurs capacités de nuisance en mer en utilisant des moyens low-tech facilement reproductibles, y compris dans un pays très pauvre, ravagé par une décennie de guerre civile et sans réelle base industrielle et technologique de défense. Pour la seule journée du 9 mars dernier, et après 4 mois d’opérations, les Houthis ont ainsi encore été en mesure d’engager plus d’une quarantaine de drones lors de diverses tentatives d’attaques ciblant plusieurs bâtiments civils et militaires.
Un tel « exploit » s’explique en grande partie par un transfert d’expertise de la part de l’Iran, qui est parvenu à hisser son proxy yéménite à un niveau « consolidé » de savoir-faire opérationnel, reposantsur des solutions « efficaces », simples et bon marché. Une telle « maîtrise » lui permet de conduire avec régularité des attaques perturbant le trafic marchand pour un coût de quelques dizaines ou centaines, de milliers de dollars. Le coût d’un drone iranien Shahed-136 s’élève à quelques 20 000 $. L’engin peut transporter une charge utile de 40 kg, théoriquement sur plus d’un millier de km à un peu moins de 200 km/h.
En comparaison, les effets directs ou indirects sur l’économie mondiale se chiffrent, eux, en centaines de millions de $ ou d’€, voire plus. Les modes opératoires houthis se caractérisent ainsi par un rapport coût / efficacité particulièrement performant, à mettre en rapport avec le coût journalier du maintien du dispositif naval occidental sur zone. Mais le différentiel est encore plus vertigineux quand on compare le coût d’une attaque houthie avec celui de l’emploi de missiles de défense anti-aérienne servant à abattre les vecteurs assaillants (le coût d’un missiles Aster 30 en service sur les FREMM de la Marine Nationale est estimé a minima à 2 millions d’€). Ces engins coûtant des millions d’euros pièce. sont conçus pour abattre des missiles antinavires hypervéloces et très manoeuvrants, dotés de puissantes charges militaires, potentiellement nucléaires, et non des engins bas de gamme, propulsés par des moteurs de tondeuse à gazon.
Au 4ème mois de crise, après une période initiale marquée par un usage intensif de ces armements, l’heure est à l’emploi parcimonieux de ces engins, autant en raison de leur prix unitaire que du nombre limité de missiles déployés sur zone mais surtout, de la faiblesse des stocks permettant de réapprovisionner les unités engagées en mer Rouge. Ce problème ne concerne pas que les marines européennes, depuis longtemps habituées à devoir optimiser leurs actions en fonction de stocks peu abondants. L’US Navy elle-même est confrontée à un tel problème. Une situation « baroque » faisant craindre le pire à certains responsables US si Pékin décidait de profiter de la faiblesse ponctuelle des stocks de munitions américains.
S’il ne faut que quelques secondes pour tirer un tel missile antiaérien, il faut des mois pour fabriquer et livrer son remplaçant. Une donnée de base indépassable et qui va perdurer au cours des prochaines années, constituant une limitation officieuse à toute volonté de puissance et toute politique de force. En la matière, l’intendance ne suit pas…. Telle est l’équation aux paramètres économique, financier, logistique et stratégique à laquelle sont confrontés les pays occidentaux. Un problème bien complexe à résoudre dans un contexte où l’on parle, sans doute un peu trop légèrement, de conflit armé avec des compétiteurs bien plus habitués à recourir sans état d’âme à l’usage de la force et aux contraintes d’une « véritable » économie de guerre. En la matière, il convient de ne pas se payer de mots, mais agir à bon escient. Encore faut-il avoir les épaules solides pour cela…