Depuis les temps les plus reculés, la Lune n’a cessé d’attiser l’imagination des Hommes, fécondant mythologies, arts et sciences. De Cyrano de Bergerac au XVIIe siècle (Histoire comique des États et Empires de la Lune) à Jules Verne au XIXe (De la Terre à la Lune), créateurs et écrivains n’ont eu de cesse de caresser un rêve lunaire. Des songes utopiques oscillant entre « Fly Me to the Moon » (Frank Sinatra) et « Walking on the Moon » (The Police). Mais scientifiques, stratèges et militaires ont également été excités par le fol espoir de fouler, un jour, le sol sélène.
Une irrépressible attirance vers la Lune
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dès que les progrès scientifiques et technologiques ont permis de démarrer la conquête spatiale, l’unique satellite de la Terre a été au cœur d’une vive compétition technologico-idéologique entre Américains et Soviétiques tout au long de la Guerre froide. Après avoir longtemps mené cette course en tête via leur programme Luna (1er engin à atteindre la surface de la Lune en 1959 / sonde Luna 2 ; 1re photo de la face cachée de la Lune / Luna 3 en 1959 ; 1er alunissage « en douceur » / sonde Luna 9 en 1966), les Soviétiques se sont fait doubler au moment crucial par les Américains (via leurs programmes Surveyor et Apollo). Ces derniers sont parvenus – les premiers (et, à ce jour, les seuls) – à acheminer des êtres humains sur le sol lunaire (mission Apollo XI, 21 juillet 1969). Un exploit renouvelé à six reprises jusqu’en 1972 (mission Apollo XVII) qui aura permis, au total, à 12 astronautes US de poser le pied sur le sol sélène (et de ramener sur Terre près de 180 kg de roches) avant que les contraintes géopolitiques, géoéconomiques et financières (guerre du Vietnam, crise pétrolière de 1973) incitent Washington à couper les crédits au profit d’urgences plus « terre à terre ». Les Soviétiques ne devaient pas tarder à les imiter (dernière mission Luna 24 en 1976).
Ce n’est que deux décennies plus tard que la Lune a bénéficié d’un regain d’intérêt. Une « seconde course à la Lune » s’est engagée à compter des années 90, avec cette fois davantage de compétiteurs, le duo américano-soviéto-russe étant concurrencé par de nouveaux acteurs asiatiques (Japon, Chine, Inde), européens et proche et moyen-orientaux (Israël, EAU). Dans un premier temps, cet intérêt renouvelé a donné lieu à une série de missions d’exploration lunaire conduites par de « simples » orbiteurs (le japonais Hiten en 1990, l’américaine Clementine en 1994), puis, à partir des années 2010 jusqu’à aujourd’hui, par de nombreuses tentatives d’alunissage, exercice très délicat donnant lieu à de fréquents échecs. Cet exercice fut dopé par l’instauration du Google X-Prize en 2007, destiné à récompenser le premier opérateur privé qui parviendrait à se poser, sans incident, sur la Lune. Les échecs furent nombreux, en grande partie du fait de l’absence d’atmosphère susceptible de ralentir la descente vers la surface sélène. La liste est longue des crashs fatals : la sonde israélienne Beresheet en 2019, la japonaise Hakuto-R M1 en 2022, la russe Luna 25 en 2023, l’américaine Peregrine début 2024….
Cependant, depuis le début de la décennie 2020, plusieurs pays – essentiellement asiatiques – sont parvenus à maîtriser ces procédures complexes (Chine, mais aussi Japon, Inde et, de nouveau, États-Unis), prouesses techniques qui ouvrent la voie à une nouvelle étape : l’exploration robotique de la surface lunaire avec, comme finalité, le prochain retour d’êtres humains. La reprise de missions habitées est censée être imminente mais a subi plusieurs reports de calendrier. L’événement est désormais envisagé en septembre 2026 pour les États-Unis, dans le cadre de la mission Artemis III, mais nombre d’observateurs tablent plutôt sur 2027, voire 2028, au vu des difficultés techniques multiples rencontrées par les Américains. Les Chinois, pour leur part, avancent la date de 2029. Les deux échéanciers sont en passe de se télescoper, entre retards des uns et progrès des autres. Il est probable que les deux « débarquements » se produisent, au final, à quelques mois d’intervalle.
Astro-capitalisme et colonisation lunaire
Ces futurs exploits augurent une colonisation de notre satellite et l’instauration d’une présence humaine permanente (installation de bases lunaires durant la décennie 2030) et d’un début d’exploitation des ressources locales. De quoi faire émerger une économie coloniale lunaire en relation avec la Terre et susceptible d’interagir à (long) terme avec d’autres planètes (Mars en tout premier lieu).
La relance de la course à la Lune dans les années 90/2000 a coïncidé avec le démarrage d’un « astro-capitalisme » visant à exploiter commercialement « l’espace utile », une évolution estampillée du terme « New Space » aux États-Unis. L’aventure spatiale n’est désormais plus limitée à des missions purement régaliennes, qu’elles soient scientifiques ou militaires. Divers acteurs privés se sont engagés dans la mise en valeur de l’orbite basse de la Terre (lancement de constellations satellitaires à des fins de télécommunication ou de géolocalisation, satellites d’observation, prévision météo, acheminement de charges utiles et de passagers, voire, plus modestement, tourisme spatial). Elon Musk, via ses entreprises Starlink et SpaceX, incarne ce tournant capitaliste de l’espace, largement soutenu aux États-Unis par des contrats gouvernementaux (NASA, DoD) dont l’ampleur incite à relativiser le « génie entrepreneurial » de ces nouveaux acteurs biberonnés à l’argent public.
L’extension de l’astro-capitalisme au domaine lunaire s’est faite aux États-Unis sous couvert de l’initiative CLPS (Commercial Lunar Payload Services) lancée par la NASA en 2018. Près d’une quinzaine de firmes privées (Astrobotic’s, Intuitive Machines, Firefly, Masten Space Systems) contribuent à ce projet CLPS d’un montant de 2,6 Mds$. Elles se sont vu attribuer la réalisation de divers segments du système technologique complexe destiné à assurer une présence américaine permanente sur la Lune. Ainsi, Intuitive Machines, fondée en 2013, cotée en Bourse depuis 2023 et se voulant le « premier fournisseur de produits et services spatiaux », a finalement remporté le Google X Price en posant son alunisseur Nova-C / Odysseus en février 2024 – une première américaine depuis plus de 50 ans.
L’enjeu actuel de l’économie spatiale, désormais largement ouverte au privé, consiste à étendre son champ d’activité, de l’orbite basse terrestre à la Lune (que ce soit son orbite mais surtout son sol, voire son sous-sol). Une extension déjà bien entamée depuis le début de la décennie 2020 et qui va se concrétiser de manière spectaculaire d’ici 2035 / 2040. Une étude du cabinet PwC de 2021 évaluait la valeur du « marché lunaire » autour de 170 Mds$ à l’horizon 2040, entre contrats pour l’acheminement des hommes et du matériel sur le sol sélène ; fourniture et entretien des diverses installations techniques en orbite et sur la surface lunaire ; déploiement et mise en œuvre de réseaux de communications Terre / Lune ; recueil et ventes des données scientifiques ; événementiel et tourisme lunaire ainsi que mise en valeur des ressources locales (concept d’ISRU : in-situ resource utilization). Preuve de l’attractivité de ce futur marché : une demi-douzaine de pays et des dizaines de firmes privées ont annoncé plus de 250 missions vers la Lune au cours de la prochaine décennie.
Compte tenu de la complexité de la tâche et des investissements nécessaires, aucune puissance terrienne ne peut se permettre de se lancer seule dans cette colonisation lunaire. À ce stade, deux « coalitions globales » sont en lice : l’une, emmenée par les États-Unis, regroupe, pour l’essentiel, des pays occidentaux ou alliés (Canada, UE, Japon, EAU…) sous couvert du programme Artemis ; et l’autre, pilotée par la Chine, avec le soutien de la Russie, (programme ILRS / International Lunar Research Station) et à laquelle sont en passe de se rallier un bon nombre de pays dits du « Sud global », quelques pays entendant se positionner opportunément dans les deux camps (EAU, Bahreïn, Pérou…). Pour sa part, forte de ses récents succès lunaires (réussite de la mission Chandrayaan-3, à l’été 2023), l’Inde pourrait chercher à élaborer une 3e option purement nationale, tirant profit de son approche « low tech » et de ses partenariats technologiques, tant avec les Américains que les Russes.
Émergence d’enjeux géopolitiques sélènes
Le profil de ces compétiteurs traduit un clivage « géopolitique » majeur sous-jacent, en plus de la compétition technologique. Un face-à-face qui va translater sur la Lune plusieurs lignes de fracture alimentant déjà les rapports de force sur Terre, auxquels devraient désormais s’ajouter des divergences relatives à la gestion des ressources de cette « nouvelle frontière spatiale » (Chine vs États-Unis, Nord vs Sud, développés vs émergents, secteur privé vs entreprises publiques).
Ces dernières années, les progrès techniques permettent dorénavant d’alunir pratiquement « où on veut » et non plus « où on peut », comme cela était le cas jusqu’alors. La palme en matière d’alunissage de précision revient, pour l’heure, au module lunaire japonais SLIM (Smart Lander for Investigating Moon), qui est parvenu, en janvier 2024, à se poser à moins de cent mètres du point visé, là où ses prédécesseurs pouvaient se satisfaire de plusieurs km de décalage. Par ailleurs, l’amélioration des connaissances géophysiques relatives à la Lune, en particulier concernant la présence de ressources en eau, incite les deux camps à ambitionner l’installation – à compter de 2030 – des bases permanentes aux environs du pôle Sud lunaire. Celui-ci abrite à la fois des zones fortement exposées au soleil, assurant un accès aisé à l’énergie solaire, mais aussi des fonds de cratères exposés à une ombre perpétuelle et à des températures extrêmement froides (permanently shadowed regions / PSRs, dans le jargon NASA), susceptibles de stocker de la glace d’eau. Les Américains ont ainsi identifié une crête située entre les cratères Shackleton et de Gerlache, qui combine au mieux exposition solaire et régions d’ombre permanente laissant augurer des ressources en eau, et où devrait se poser l’équipage de la mission Artemis III. Une localisation avantageuse, que les Chinois ont également identifiée : ils comptent faire alunir en 2026 leur sonde Chang’e 7 dans ce même cratère Shackleton.
La relative proximité de ces deux sites d’alunissage nécessiterait que les deux camps s’entendent au plus vite sur quelques règles de base, afin de cohabiter au mieux sur le sol lunaire sans risquer d’alimenter des tensions inutiles. Les Américains ont tenté d’esquisser unilatéralement une sorte de droit lunaire, les « accords Artemis », un ensemble de lignes directrices juridiquement non contraignantes, qu’ils ont fait avaliser de manière bilatérale à leurs partenaires spatiaux : 42 pays les ont – à ce jour – signés. Mais il est peu probable que Pékin, Moscou et leurs alliés les reprennent à leur compte et se rallient à cette vision occidentalo-centrée de l’aventure spatiale. Plusieurs points de ces accords Artemis apparaissent « sensibles », voire critiquables, comme la notion de « zones de sécurité » autour des futurs sites d’exploitation, certains juristes y voyant une tentative d’appropriation et de militarisation de pans entiers de la Lune, en contradiction avec le droit international actuel.
Plus globalement, la large place accordée par les États-Unis aux firmes privées dans l’exploitation des ressources spatiales et lunaires depuis l’adoption du « Space Act » (U.S. Commercial Space Launch Competitiveness Act), promulgué fin 2015 par le président Obama, tend à écorner le principe de l’espace en tant que « bien commun de l’Humanité ». Cette approche unilatérale a été amplifiée depuis la signature, le 6 avril 2020, de l’Executive Order 13914 (“Encouraging International Support for the Recovery and Use of Space Resources”), par le président Trump. Les États-Unis ne considèrent plus l’espace extra-atmosphérique comme un « bien commun mondial ». Ce document ouvre la voie à son exploitation commerciale au profit de firmes privées américaines. Pas sûr que cette législation américaine soit reconnue et avalisée par tous les autres utilisateurs de l’espace. De quoi générer de vives polémiques, voire pire…
Il va néanmoins falloir qu’Américains, Chinois, Russes, Indiens, Européens s’entendent pour définir rapidement quelques principes consensuels visant à encadrer les futures activités sur le sol sélène (localisation des zones d’alunissage et des bases respectives, tracé de routes, répartition de zones d’extraction minière ou de prélèvement de ressources aquifères, établissement de zones de silence radio, procédures de secours mutuel en cas de situation d’urgence…). La dimension « diplomatico-juridique » de la colonisation lunaire et, au-delà, la problématique de la « gouvernance de l’espace », devraient prendre une importance croissante au cours des toutes prochaines années, si possible dans le cadre des Nations-Unies (en particulier au sein de l’Open Ended Group on reducing space threats mis en placepar la Conférence du désarmement / UNODA de Genève). L’unique cadre juridique existant (le Traité sur l’espace extra-atmosphérique), que 114 pays ont signé, date de 1967 et s’avère dépassé ou muet sur de très nombreux points « critiques ». Reste à espérer qu’une démarche plus collaborative que conflictuelle s’impose pour clarifier toutes ces questions cruciales.
Une fois ce cadre politico-juridique élaboré, pourra alors débuter une nouvelle étape : la mise en place d’une économie coloniale lunaire. (À suivre)