Alors que le fracas des armes semble s’atténuer au Moyen-Orient (et que les tueries se perpétuent à Gaza à l’encontre de la population palestinienne dans une relative indifférence médiatique et diplomatique), le déroulement de la dite « guerre des 12 jours » fournit de multiples pistes de réflexion concernant l’évolution des rapports de force entre protagonistes de la scène internationale en ce début d’été 2025 mais surtout pour la décennie à venir. Sans viser à l’exhaustivité en la matière, quelques points méritent attention pour mieux appréhender les confrontations armées qui se profilent dans « l’arène internationale » ces prochaines années. Horizon 2035 se propose d’insister par une série de courts articles sur plusieurs d’entre eux.
L’incontestable victoire de l’Air Power israélien et ses limites politiques
Les opérations israélienne (Rising Lion) et américaine (Midnight Hammer) ont confirmé, si besoin en était, l’atout stratégique majeur que constitue l’obtention de la suprématie dans le domaine aérien, objectif prioritaire pour prétendre gérer dans les meilleures conditions toute crise politico-militaire et peser réellement dans le monde actuel et à venir.
L’affirmation paraît évidente mais avait sensiblement été minorée par le déroulement des opérations en Ukraine depuis février 2022. Sur ce théâtre, ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parvenues en trois ans de guerre à acquérir un avantage décisif malgré des campagnes aériennes intensives. Aucun des belligérants ne peut revendiquer la maîtrise de l’Air Power et les composantes pilotées ne constituent plus que des éléments parmi d’autres des opérations ces derniers mois, la priorité des deux Etats-majors allant à l’emploi intensif de missiles et surtout de drones, de tous types. Ceux-ci constituent désormais la principale cause de léthalité, tant sur le front que sur les arrières dans les deux camps. Mais l’usage soutenu de tels engins n’a pas fourni – à ce stade – de réels avantages stratégiques durables à un camp au détriment de l’autre mais seulement quelques succès tactiques ponctuels, parfois très spectaculaires (Cf. l’opération ukrainienne SpiderWeb le 1er juin dernier). Les F 16, présentés comme des « game changers » cruciaux voici encore quelques mois par de nombreux commentateurs, ont beau avoir été livrés à Kiev, des pilotes ukrainiens formés et les appareils engagés au combat, ces nouveaux matériels n’ont quasiment rien changé quant au rapport de force sur le terrain. Lequel, jour après jour, mètre après mètre, semble inexorablement pencher en faveur de Moscou. On n’aura pas la cruauté d’évoquer l’impact sur le conflit de la poignée de Mirage 2000-5 français livrés aux Ukrainiens, eux aussi disparus du 1er plan médiatique et relégués au fin fond de l’ordre de bataille ukrainien…
La « guerre des 12 jours » prend totalement à contre-pied de telles analyses. Les Israéliens ont spectaculairement réaffirmé la primauté de l’Air Power, en balayant en quelques heures le système de défense aérien iranien pour acquérir la maîtrise du ciel de leur adversaire et voler en toute impunité au dessus de Téhéran et de la plupart des grandes villes ou sites sensibles du pays. Cette « performance » a reposé sur une maîtrise assez exceptionnelle des opérations aériennes combinées et une fusion très efficiente des données recueillies pour conduire des frappes chirurgicales sur des cibles nucléaires, militaires ou individuelles. Celles-ci avaient été identifiées et planifiées de longue date, par un minutieux travail amont combinant sources humaines, écoutes électroniques et observation satellitaires, le ciblage semblant avoir, comme à Gaza, été assisté par de l’IA.
Mais cela suffira-t-il vraiment à interrompre le programme nucléaire iranien ou n’aboutira-t-il qu’à reporter certaines échéances technologiques de quelques mois, en accentuant la détermination du régime de Téhéran à devenir, coûte que coûte, un « Etat doté » ? En la matière, l’accord de 2015 négocié sous l’égide des Européens et connu sous le nom de Plan d’action global conjoint, ou JCPOA, avant d’être consciencieusement torpillé par le président Trump en 2018, semblait offrir de meilleures garanties de non-franchissement du seuil nucléaire. La diplomatie peut, parfois, être bien plus efficiente que la force brute.
Au-delà des questions nucléaires, reste également à savoir si cette démonstration de force de la puissance aérienne permettra de transformer cet incontestable succès militaire en réelle victoire politique sur le long terme, capable de remodeler de manière concrète (et durable) le Moyen Orient dans le sens des intérêts d’Israël et de ses partenaires. Le résultat final de cette séquence ira-t-il au-delà de l’instauration d’un hégémon reposant sur la seule force brute et dépassera-t-il le simple triomphe tactique destiné à satisfaire l’hubris du Premier ministre Netanyahou, à la recherche d’un énième coup pour assurer sa survie à la tête de l’Etat hébreu ? Pour l’heure, il est à redouter que ce dernier n’ait comme seule ligne de conduite que la volonté de maintenir son pays et sa population en état de guerre permanente, sans aucune perspective de solution politique et de sortie de crise à présenter à ses adversaires, et d’entretenir le chaos de manière proactive dans une large partie de son environnement régional, en soutenant de très aventureuses tentatives de changement en régime dans certains pays ou de fissuration de l’intégrité territoriale dans d’autres, en encourageant les pulsions séparatistes de certaines minorités ethniques. Les prochains mois devraient être douloureusement éclairants à ce sujet.
Le triomphe de la High Tech militaire américaine
En dépit des performances des pilotes et du renseignement israélien, la crise iranienne illustre surtout – et avant tout – la supériorité technologique américaine dans le domaine aéronautique. Le déroulement de cette séquence de guerre essentiellement aérienne, qu’il s’agisse des opérations israéliennes puis des frappes américaines, illustrent la performance des équipements « made in USA », qu’ils soient de dernière génération ou plus anciens (F15 et F16). Ceux-ci ont permis une conquête éclair de l’espace aérien iranien, tout particulièrement grâce à la furtivité des appareils F-35 fournis par Washington aux Israel Defense Forces / IDF (apparemment sans restriction d’usage et avec accès aux codes sources). De quoi contourner, puis annihiler sans difficulté, du moins sans perte de pilotes, l’important système de défense aérienne et de couverture radar iranien, basé sur des équipements russes et nationaux, qui se sont révélés totalement inefficients (aucun avion de combat agresseur abattu hormis plusieurs drones) et technologiquement dépassés par le matériel américain efficacement customisé par le savoir-faire israélien.
« L’achèvement du travail » lors du raid US dans la nuit du 21 au 22 juin contre trois installations nucléaires iraniennes a de nouveau illustré la primauté du matériel américain. Le Pentagone a orchestré l’engagement de 125 appareils de tous types dans cette opération, afin de sécuriser l’emploi de bombardiers B-2 et de bombes GBU-57 « bunker buster » dotées de 30 000 livres d’explosifs capable de perforer les plus épaisses fortifications. Des équipements que seuls les États-Unis possèdent et qui leur assurent une force de frappe planétaire sans équivalent : les bombardiers US ont volé 37 heures d’affilé depuis leur base de départ dans le Missouri pour aller frapper leurs cibles en Iran et revenir sans dommage, soit un périple de près de 20 000 km aller-retour. Le raid aérien a été complété par une volée d’une trentaine de missiles de croisière tirés depuis un sous-marin déployé en mer d’Arabie. Un exploit opérationnel qu’aucun autre Etat n’est actuellement en mesure d’accomplir. Et l’esquisse, plutôt performante, d’une doctrine « trumpienne » d’usage de la force sur la scène internationale, reposant sur la dichotomie « hard punch and fast exit » d’une grande habileté diplomatique. Son résultat en la matière tranche avec les errements du président américain dans bien d’autres domaines, mais aussi avec ceux de la plupart de ses prédécesseurs démocrates qui ont engagé leur pays dans d’interminables interventions extérieures, aux buts de guerre mal ficelés ou inatteignables et aux bilans finaux plus que mitigés quand ils n’étaient catastrophiques (cf. Kaboul en août 2021).
Même si le bilan des frappes états-uniennes sur les installations nucléaires iraniennes apparaît – à ce stade – délicat à dresser et pourrait s’avérer, selon les premiers retours des services américains, moins « enthousiasmant » qu’attendus, l’Exécutif américain a fait la démonstration qu’il a en sa possession un large spectre d’équipements en mesure d’impacter, à tout moment et de façon magistrale, tout théâtre de crise, et qu’il ne tremblera pour s’en servir.
La possession d’un tel arsenal creuse un fossé technologico-militaire très profond par rapport à ses principaux compétiteurs, même si Pékin ne ménage pas sa peine pour tenter de le combler. L’exécutif américain possède une capacité-unique à conduire des opérations militaires très sophistiquées et de haute intensité par l’emploi combiné d’avions furtifs, de missiles de précision, de bombes surpuissantes et super-pénétrantes, de moyens de renseignement hors du commun, de moyens de communication et de géolocalisation sophistiqués et désormais d’applications d’IA militarisées. A l’heure où les performances de l’économie américaine s’étiolent, c’est, à ce jour, l’atout majeur de Washington pour conserver sa primauté mondiale. Mais cet état de fait ne peut qu’inciter Pékin, tout en cherchant à rehausser son outil militaire à cette réalité, à contourner cette puissance, en misant sur la ruse pour exploiter les failles (nombreuses) de son adversaire, qui peuvent être observées au sein de sa population, sur son territoire, dans son appareil industriel, au niveau de ses infrastructures. Vaincre, possiblement sans avoir à combattre, demeure un des axiomes majeurs de la stratégie chinoise.
Dans un tel contexte, la course à l’Intelligence Artificielle Générale (AGI), qui vise à développer au cours des prochaines années une super-intelligence, tout particulièrement axée sur les domaines à forte valeur militaire, constitue un des enjeux majeurs de la prochaine décennie. Le vainqueur d’une telle compétition sera en mesure de consolider ou de renverser les rapports de force mondiaux actuels. Perdre cette course – c’est-à-dire ne pas en finir premier – aboutira à un déclassement stratégique des perdants qui s’exposeront à des menaces de grande ampleur. Pour faire bref, perdre cette course à l’AGI n’est pas une option !
Nul doute que tous les grands joueurs appréhenderont à sa juste valeur les leçons en la matière de cette « guerre des 12 jours ». La question est de savoir si l’Europe est en mesure de s’inscrire à cette « mère des compétitions » , en tant que puissance vraiment souveraine ou en tant que simple supplétif des États-Unis ? On laissera à l’honorable lecteur, en fonction de ses profondes convictions et de sa propre lucidité, le soin de répondre à une telle question.
Dans un prochain article, nous analyserons quelques aspects de cette « guerre des 12 jours » à l’aune de la position iranienne.