IA : une (trop) lourde facture énergétique et environnementale ? (2ème partie)

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L’addiction à l’électricité n’est pas la seule contrainte physique pesant sur le développement de l’IA. Un autre élément basique pourrait freiner son essor : son besoin en eau…

L’IA jusqu’à plus soif…

L’eau, composante irremplaçable de toute forme de vie organique, s’avère, par bien des manières, indispensable au développement du monde numérique dématérialisé. On a déjà évoqué sur ce site la dépendance en eau la plus purifiée possible des grands sites de production de microprocesseurs  et des problèmes d’approvisionnement qui en résultent, en période de sécheresse, de Taïwan à l’Arizona,.

Dans le cas de l’IA et des datacenters, cette hydro-dépendance découle de la nécessité de refroidir serveurs et microprocesseurs. Même si d’autres voies sont explorées (cf. supra.), l’eau constitue le moyen le plus simple et le moins coûteux pour remplir cette tâche. Une équipe de chercheurs de l’Université de Californie a entrepris à calculer l’impact environnemental de modèles d’IA générative, et en particulier leur consommation en eau. Leur étude a porté sur ChatGPT-3. En additionnant consommation directe (pour le refroidissement des installations) et indirectes (eau pure nécessaire à la fabrication des microprocesseurs), ils arrivent à la conclusion que ce modèle d’IA consomme un demi-litre d’eau à chaque série de 5 à 50 questions posées. Des résultats qui sont, de nouveau, à prendre avec précaution du fait de l’opacité entretenue par les opérateurs sur ce sujet et des variations observables en fonction de l’efficacité des systèmes évalués, du design des centres de données, de la charge de travail des serveurs au moment de la formulation de la requête, des conditions climatiques locales… La consommation réelle pourrait s’avérer bien plus importante que ces premières tentatives de réponses.

Il n’en demeure pas moins que la diffusion du cloud computing et du recours à l’IA générative depuis le début de la décennie 2020 explique en partie l’envolée de la consommation annuelle d’eau de Microsoft (+34% entre 2021 et 2022) et de Google (+20% sur la même période) ces dernières années. Dans le cas de Microsoft, la consommation a atteint les 7,8 millions de m3 d’eau en 2023 (équivalent au contenu  de 3000 piscines olympiques) – contre 6,4 en 2022 et seulement 4,2 en 2020. En anticipant les chiffres 2024, la consommation d’eau de la firme créée par Bill Gates apparaît avoir doublé en 5 ans. Certains observateurs estiment qu’à la lumière de ces données et au rythme d’accroissement de la demande, les besoins en eau du secteur de l’IA pourraient osciller entre 4,2 à 6,6 milliards de mètres cubes d’eau en 2027, soit environ 4 à 6 fois les besoins actuels du Danemark ou la moitié de ceux du Royaume Uni.

Ce facteur conduit les grands opérateurs de la Tech à privilégier, pour implanter leurs installations, des territoires disposant de ressources hydriques importantes et bénéficiant de températures fraîches. Aux États-Unis, des États comme l’Oregon, l’Illinois ou l’Iowa disposent de tels atouts. Ainsi, le succès planétaire de Chat-GPT4, qui semble de prime abord être totalement estampillé « Silicon Valley », doit en fait beaucoup aux eaux fraîches des rivières Raccoon et Des Moines qui coulent à proximité de West Des Moines, tranquille localité de 70 000 habitants de l’Iowa, entourée de champs de maïs à perte de vue. Ses ressources hydriques et son climat ont incité Microsoft à  y installer depuis le début des années 2010 pas moins de cinq datacenters, mais surtout, d’y implanter un des plus puissants superordinateurs au monde  (doté de pas moins de 285 000 semi-conducteurs et 10 000 processeurs graphiques) destiné exclusivement à l’entraînement du modèle d’IA ChatGPT-4 développé par Open AI dont Microsoft était alors un des principaux actionnaires. Avec le résultat que l’on connait. L’Iowa, au cœur de l’émergence du monde numérique… Qui l’aurait parié ?

Cette demande croissante en eau de la High Tech ne va pas sans poser de problèmes au regard des besoins « traditionnels » des populations locales : eau potable  pour satisfaire les besoins domestiques, irrigation pour l’agriculture, usages industriels « non numériques »…. D’autant que les effets du changement climatique laissent augurer des tensions à venir concernant le partage de cet « or bleu ». Face à la demande toujours plus forte des datacenters et de l’IA, des arbitrages délicats se profilent, parfois accompagnés de tensions voire de violences, sachant que la ressource convoitée va être de moins en moins illimitée.

De la nécessité d’une sobriété numérique

La rapide diffusion de l’IA depuis le début de la décennie 2020 soulève de nombreuses questions en matière d’éthique, de droit, de traçabilité, d’efficience économique, d’organisation du travail…, mais aussi en matière énergétique et environnementale. La hausse vertigineuse de la consommation d’électricité dédiée à cette activité contredit les engagements vertueux de réduction du bilan carbone formulés ces dernières années par les grands acteurs du secteur de la Tech.

En réaction à cette évolution, de nombreuses voix évoquant la possibilité de réduire l’usage de l’IA à des domaines dans lesquels son apport peut être considéré comme réellement indispensable. Faut-il vraiment mettre de l’IA dans tous les aspects de la vie quotidienne ou économique ? Ne devrait-on pas se focaliser sur des modèles d’IA plus petits mais plus adaptés à des besoins spécifiques et de ce fait moins énergivores, quitte à restreindre les usages apparaissant secondaires, voire inutiles, tout particulièrement ceux de nature récréative ? Ne doit-on pas se mettre en quête de ce que l’on pourrait qualifier de « sobriété numérique », offrant un compromis satisfaisant entre usages véritablement pertinents de l’IA et utilisation raisonnée de ressources vitales précieuses (eau, énergie) qui lui sont nécessaires ?

D’autant que ces interrogations « philosophico-éthiques » s’entrechoquent avec une approche purement financière très pragmatique. A rebours du buzz actuel en faveur de « l’AI Mania », un analyste de Goldman Sachs, Jim Covello, responsable de la recherche en « global equity » et spécialiste du secteur des semi-conducteurs, s’est récemment ouvertement interrogé sur le rapport coût / bénéfice de cet essor de l’IA.  Selon lui, les coûts de mise en place de l’infrastructure de l’IA (datacenters, serveurs et puces GPUs), qu’il  estime à plus de 1 000 milliards de dollars au cours des prochaines années – et auxquels il convient de rajouter ceux de l’exploitation « au quotidien » des modèles d’IA (aboutissant aux dispendieuses factures énergétiques et environnementales évoquées tout au long de ces articles) – ne devraient guère diminuer de façon significative à l’avenir. Il estime que l’envolée de tels coûts devrait surpasser les gains d’efficacité attendus dans ce secteur. Il en résulte, selon lui, un trop faible retour sur investissement en raison des problèmes trop complexes que le secteur de l’IA doit encore résoudre, pour peu qu’il y arrive un jour.

Il pointe également du doigt l’existence de situations de monopoles qui prévalent dans certains segments de l’écosystème techno-industriel de l’IA, citant en exemple l’hégémonie de NVIDIA dans le domaines des GPUs ou du néerlandais ASML dans celui de la photolithographie, étape cruciale dans la fabrication des semi-conducteurs. Faute de concurrents techniquement crédibles, rien ne peut inciter ces firmes à renoncer aux marges très conséquentes qu’elles réalisent actuellement sur la base de leur suprématie technologique, ce qui ne plaide guère en faveur d’une baisse significative des coûts. Selon Covello, remplacer de nombreux emplois faiblement rémunérés par une technologie extrêmement coûteuse ne constitue en rien un gage de transition technologique réussie, contrairement à ce répètent à longueur de journée de nombreux commentateurs, bercés au technosolutionnisme.

Ce discours « financièrement clinique » contribue également à relativiser les arguments régulièrement avancés par les milieux technophiles, à l’instar de récentes prises de parole de Bill Gatesrelatifs aux bienfaits que l’IA serait censée apporter à la marche du monde et à la bonne gouvernance de la planète, en particulier dans la lutte contre le réchauffement climatique (prédire des canicules ou des inondations, gérer les feux de forêts, produire des matériaux moins polluants…). Il serait dangereux de se laisser aveugler par les promesses hypothétiques de solutions miracles ou de baguettes magiques. L’innovation technologique n’est rien sans prise de conscience effective des enjeux qui nous attendent et sans volonté politique pour y faire face.

Par un étrange paradoxe, l’essor de l’IA, symbole d’un monde numérique dématérialisé, nécessite beaucoup d’eau et énormément d’énergie – à l’instar de toute forme de vie organique…  Et cela alors que l’avenir pourrait se caractériser par un accès limité à de tels flux vitaux, dépassement des limites planétaires oblige ! De telles perspectives laissent augurer des arbitrages douloureux concernant le partage de ces ressources convoitées.  Un peu partout sur la planète, commencent à émerger des foyers de tensions entre Hommes et Machines au sujet de l’accès prioritaire à l’eau et à l’énergie. Esquisses de futures grandes confrontations dystopiques prédites par nombre d’auteurs de science fiction, de Philip K. Dick à Arthur C. Clarke ? Qui tiendra la plume (plutôt le clavier…) des prochains chapitres ?