Pénurie mondiale de transformateurs électriques : un angle mort de la vision « trumpiste » de l’économie

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Un des enjeux majeurs de la décennie à venir concerne la croissance exponentielle de la demande énergétique, et tout particulièrement de sa composante électrique. L’électricité ne va cesser de constituer un flux toujours plus vital, autant pour l’économie dans sa globalité (qu’il s’agisse des entreprises manufacturières ou de services) que dans notre vie quotidienne pour la réalisation d’une foultitude de tâches usuelles ou la satisfaction de nos envies et désirs. Notre addiction à la « Fée Electricité » est devenue si vertigineuse qu’il devient difficile d’appréhender, à sa juste mesure, l’ampleur de notre dépendance à son égard. Or, la quasi-intégralité de notre vie est électrique (en tout cas électrisée) et notre avenir le sera encore plus !

L’électrification croissante des usages

Une telle évolution repose sur plusieurs facteurs. La croissance démographique qui se profile (trajectoire de passage de 8 à 9 milliards d’habitants entre 2022 et 2037 et à 10 milliards à l’horizon 2080) induit – mécaniquement – un accroissement des équipements basiques mus par l’électricité (luminaires, appareils électro-ménagers, plaques de cuisson, chauffage, objets nomades et connectés…). Ceux-ci saturent déjà l’intérieur de la grande majorité des ménages des pays développés et des (nombreuses) classes moyennes des pays émergents, et cette tendance n’est pas près de s’inverser. Ce taux d’équipement, voire de suréquipement, en biens de consommation électrisés se combine à une hausse des besoins des industries et des services œuvrant à produire, toujours plus, et à faire marcher, toujours mieux, ces artefacts et ces prestations incapables de fonctionner autrement que sur batterie ou secteur.

Par ailleurs, les opérateurs économiques doivent prendre en compte dans leur process de conception et de fabrication les impératifs de décarbonation qui découlent de la transition énergétique et environnementale ainsi que ceux de la révolution numérique. Il va falloir toujours plus d’électricité pour satisfaire les besoins énergivores de l’intelligence artificielle (une requête auprès d’une IA générative étant bien plus consommatrice d’énergie que celle adressée à un « simple » moteur de recherche), mais aussi pour faire tourner les data centers (de plus en plus puissants et donc de plus en plus gourmands en électricité) ainsi que les usines de semi-conducteurs, de plus en plus performants, qui (sur)équipent ces mêmes centres de données.

Il faudra également satisfaire les appétits « électro-intensifs » de nombreux secteurs économiques, et tout particulièrement ceux relevant de la mobilité électrique, qu’il s’agisse des milliards de batteries qui servent à propulser trottinettes, vélos, rickshaws, deux-roues et voitures et les millions de bornes de chargement qui permettent de les recharger. À cela vont s’ajouter les besoins générés dans le domaine du numérique par l’arrivée de la 5 et de la 6 G, qui augure une explosion du trafic de données lié au streaming et au gaming, sans parler de ceux suscités par le métavers (pour peu que celui-ci se répande comme le prophétise Mark Zuckerberg, en dépit de ses résultats plutôt mitigés jusqu’à présent) ou encore ceux nécessaires au minage des cryptomonnaies que le nouvel exécutif américain entend largement promouvoir. Enfin, n’oublions pas la demande exponentielle d’électricité provoquée par le suréquipement à venir en climatiseurs (5,6 milliards d’unités attendus d’ici 2050), consécutif à l’élévation redoutée de la température, en particulier en milieu urbain.

Des gains en consommation d’énergie sont certes à attendre, mais le nombre de matériels et d’infrastructures à approvisionner en courant ne va cesser de s’accroître à travers toute la planète, si bien que la consommation globale va s’envoler. Les dernières projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) tablent sur une hausse de la consommation mondiale d’électricité de 2 à 4% par an selon les scénarii retenus, soit jusqu’à 64 000 TWh en 2050 pour le scénario NZE de neutralité carbone. Pour un pays comme la France, déjà bien équipé et fort consommateur, les pouvoirs publics évaluent, en fonction des hypothèses élaborées, une augmentation de la consommation d’au moins 35 % d’ici 2050, susceptible de passer de 460 TWh en 2019 à 645 à cette date (source RTE), certaines sources (Académie des Sciences) évoquant des chiffres encore plus élevés, jusqu’à 700 voire 900 TWh.

Satisfaire cette soif toujours plus inextinguible de protons, de neutrons et d’électrons va nécessiter de renforcer les capacités de production, en puisant dans toutes les sources d’énergie possibles (y compris en retardant, comme cela semble de plus en plus se profiler, la sortie des énergies fossiles, en dépit de l’impact dévastateur que cela aura sur le changement climatique). Mais être en mesure de produire la quantité d’énergie nécessaire à ces besoins accrus de consommation ne sera pas suffisant. Il faudra également pouvoir acheminer ce surplus d’électricité vers le consommateur final. Il en découle un second impératif : la consolidation et la modernisation du  réseau de distribution électrique. Lequel, dans beaucoup de pays développés, s’avère relativement âgé, guetté par l’obsolescence et régulièrement exposé à des événements météorologiques extrêmes appelés à devenir de plus en plus fréquents.

Adapter le réseau de distribution électrique aux enjeux à venir.

Dans beaucoup de pays développés, le réseau très haute tension construit au lendemain  de la Seconde Guerre mondiale pour répondre aux besoins de croissance des « Trente Glorieuses » n’a pas été dimensionné pour supporter l’accroissement des flux énergétiques généré par la poussée démographique et les nouveaux usages suscités par les innovations technologiques qui se sont répandues depuis le début du XXIe siècle. Cet écart problématique nécessite de consolider ces infrastructures et de les moderniser, afin de tendre vers un réseau intelligent (smart grid). Lequel devrait permettre d’optimiser l’utilisation de ces infrastructures face à la hausse exponentielle de la demande et de rapprocher, autant que faire se peut,  production réelle et consommation effective, en réduisant au maximum les déperditions.

L’un des grands défis techniques qui émerge consiste à savoir gérer, au mieux, l’adjonction dans le réseau de sources d’énergie « non pilotables », comme le solaire ou l’éolien. Ces dernières se caractérisent par leur intermittence. Elles ne parviennent pas à produire en certaines circonstances lors de pics de consommation (périodes nocturnes, couverture nuageuse, pluies, absence de vent) ou, a contrario, produisent abondamment mais en période de faible consommation. Diverses solutions se profilent pour atténuer de tels inconvénients,  comme l’amélioration de la flexibilité du réseau (tout autant en matière de consommation, de production que de stockage) ou encore la mise en place de centrales électriques virtuelles (VPP / Virtual Power Plant), qui permettent de coordonner et d’optimiser plusieurs sources d’énergie décentralisées afin de mieux répondre aux fluctuations de la demande ou aux variations météorologiques. 

Un autre défi à prendre en compte concerne la vulnérabilité du réseau existant face aux aléas climatiques, qu’il s’agisse de sécheresse et d’incendies, d’inondations ou de tempêtes. Le réseau électrique breton est ainsi régulièrement touché. Des dizaines de milliers de foyers sont trop fréquemment privés de courant pendant quelques heures ou quelques jours au gré de des vents violents frappant l’ouest du pays (cf. 780 000 foyers touchés après le passage de la tempête cyclonique Ciaran sur la Bretagne début novembre 2023). Les dramatiques incendies qui ont dévasté les environs de Pacifique Palissade en Californie, durant les premiers jours de janvier 2025, suivis de pluies diluviennes et de glissements de terrain, ont mis à bas le réseau électrique local, ce qui va nécessiter le remplacement d’au moins 400 transformateurs dans les zones les plus touchées.

Cette catastrophe californienne permet de mettre en évidence les coûts croissants d’exploitation et de maintenance de réseaux électriques exposés à intervalle de plus en plus régulier à des calamités environnementales. D’autant que des dévastations assez similaires ont déjà frappé ces derniers mois d’autres segments du réseau américain à l’occasion des différentes ouragans ayant touché la Floride et la côte Est américaine à l’automne 2024 (Hélène, Milton). À chaque fois, des centaines de milliers d’utilisateurs ont été privés, durant de plus ou moins longues périodes, de toute connexion au réseau. Et des centaines, voire des milliers, de transformateurs, d’ondulateurs, de disjoncteurs, d’appareils de connexion et des centaines de kilomètres de câbles en cuivre doivent être réinstallés, dans des délais les plus brefs possibles. Une récente étude du cabinet Wood Mackenzie montre qu’au cours des quatre à cinq dernières années, aux États-Unis, le coût moyen annuel des travaux de réhabilitation et de restauration des réseaux électriques est passé de 50 à 250 M$, au risque de mettre à mal certains opérateurs privés. Une tendance haussière qui n’est pas près de s’arrêter au vu de la fréquence et de l’intensité croissante des phénomènes climatiques extrêmes qui s’annoncent. Savoir rendre résilient le réseau électrique constitue un enjeu majeur des années à venir. Avoir les moyens, financiers et techniques de le faire en sera un autre.

La satisfaction permanente de notre « addiction électrique » relève ainsi d’un « petit miracle » du quotidien de la part des opérateurs des réseaux, tant les contraintes et les vulnérabilités sont nombreuses à surmonter et à anticiper pour nous fournir notre dose d’électrons et de protons. Une performance largement ignorée par la grande majorité des consommateurs, pour qui normalité rime avec électricité, sans appréhender toute la complexité et l’ampleur des prouesses qui en résultent. Or, dans ce contexte fragile, une nouvelle source de préoccupation émerge ces derniers mois : une pénurie de transformateurs électriques.

Un objet trop méconnu, peu « glamour »  mais tellement indispensable : le transformateur électrique

Cet équipement joue un rôle essentiel dans le bon fonctionnement d’un réseau de distribution d’électricité, car il sert à augmenter ou à diminuer la tension du courant électrique durant son transport depuis le site de production jusqu’au lieu de consommation. Pour minimiser les pertes lors des transmissions sur de longues distances, la tension du courant est « gonflée » durant la phase de transport mais doit être abaissée avant d’être délivrée à l’utilisateur final. Il y a donc nécessité de disposer de transformateurs, de différents types et de différentes puissances, à tout point de jonction du réseau, pour couvrir la diversité des besoins en fonction du profil différencié de chaque consommateur, ceux d’un ménage n’ayant rien à voir avec ceux d’un data center. Compte tenu des perspectives d’électrification exponentielle de notre civilisation, le transformateur électrique, certes moins « glamour » que le microprocesseur ou le smartphone, n’en est pas moins un objet indispensable pour la bonne marche de nos sociétés hautement technicisées (et fortement électrisées) du XXIe siècle.

L’économie américaine repose ainsi sur 60 à 80 millions de transformateurs de tous types (de puissance et de distribution) qui équipent et innervent le réseau électrique US. Ceux-ci ont été conçus pour avoir une durée de vie d’environ 40 ans et la plupart ont été installés durant l’âge d’or de l’American way of life, au cours des décennies 50 à 80. Beaucoup (de l’ordre de 55 % selon certaines sources) sont arrivés au terme de leur vie opérationnelle et doivent être remplacés, d’autant qu’ils vont fortement être sollicités par la hausse de la consommation évoquée précédemment. L’ampleur du chantier est donc considérable : la demande états-unienne en transformateurs devrait croître de 260 % d’ici 2050. Et cela, alors que la part des fournisseurs américains ne cesse de décroître depuis le début de la décennie 2020 face à leurs concurrents étrangers. Les importations US de grands transformateurs électriques sont passées d’environ 50 unités par mois en 2016 à plus de 150 en 2024, et couvrent désormais 80 % du marché américain. La tendance est similaire pour les transformateurs de distribution (hausse des importations de 180 % entre 2016 et 2024), même si les fabricants locaux résistent mieux à la concurrence étrangère.  

Au-delà du cas américain, c’est pratiquement l’ensemble des réseaux électriques des pays développés qui doit faire face à un triple défi : gérer l’obsolescence « normale » des équipements (au terme de 40 à 50 ans d’utilisation) en procédant à leur remplacement ou, a minima, à leur mise à niveau ;  les ajuster à la croissance de la consommation que d’aucuns annoncent et à l’intégration de nouvelles sources d’énergie ; et les rendre plus résilients aux effets du changement climatique.

Le problème est qu’il faut relever tous ces défis au même moment et qu’ils affectent, en même temps, les principaux réseaux de la planète, sans oublier les besoins en la matière des pays émergents, en très forte augmentation. D’où un télescopage qui transforme un problème à la base purement technique (et accessoirement financier) en un enjeu géopolitique : la demande actuelle en transformateurs électriques de tous types s’avère largement supérieure aux capacités de production industrielle de ces équipements (qu’il s’agisse de produits finis, de composants, de pièces détachées ou de matériaux de base). Une pénurie appelée à durer sans doute jusqu’à la fin de la décennie actuelle. Il n’y aura pas, au cours des prochaines années, des transformateurs électriques pour tout le monde !

Ce « goulot d’étranglement » apparaît difficilement contournable et va impacter (« court-circuiter », aurait-on tendance à écrire pour les amateurs de jeux de mots) les perspectives de croissance de nombreux secteurs d’activité, y compris dans les pays les plus développés  : la filière des énergies renouvelables, la mobilité électrique, les infrastructures nécessaires à la diffusion de l’IA mais aussi la construction et l’immobilier (que faire dans un logement neuf que l’on ne peut raccorder au réseau électrique ?) et le secteur extractif « traditionnel » dont la relance voulue par Donald Trump nécessite de disposer de nombreux transformateurs spécifiques pour développer de nouveaux gisements et procéder à des forages en mer ou dans des zones « difficiles » (Alaska, Arctique, grande profondeur…).

Les effets concrets de cette pénurie deviennent de plus en plus perceptibles :

  • Les délais de livraisons n’ont cessé de s’étirer ces dernières années, alors qu’ils n’étaient que de quelques semaines au début de la décennie. Et la situation ne fait qu’empirer. L’étude de Wood Mackenzie évoque un rallongement des délais moyens de livraison, passés d’environ 50 semaines en 2021 à 120 semaines en 2024, avec d’importantes variations selon les types de matériels. La situation est particulièrement dégradée pour les grosses unités, du type transformateurs de sous-station ou transformateurs élévateurs de générateur (GSU), souvent conçus sur mesure en fonction des caractéristiques spécifiques de  chaque projet. Les délais moyens de livraison sont passés de 80 à 210 semaines et une fourchette de quatre à cinq ans (jusqu’à 260 semaines) a même été évoquée pour certains projets récents…
  • La hausse de la demande, de plus en plus insatisfaite, favorise une envolée des prix. Aux États-Unis, le prix moyen d’un grand transformateur élévateur de génération (GSU) de 211 MVA (particulièrement utilisé dans les projets d’énergie renouvelable car ils permettent d’élever la tension au niveau de transmission requis pour que le courant produit puisse être injecté dans le réseau) est passé de 1,9 M$ en 2019 à près de 3 M$ en 2024, l’essentiel de la hausse du prix étant intervenu en 2023/2024. L’évolution des prix est également observable sur des équipements plus basiques. Le coût d’un transformateur monophasé de 100 kVA monté sur socle a augmenté de 80 % depuis 2019, passant de 2 500 $ par unité en 2019 à plus de 4 500 $. Cette spirale haussière des équipements électriques peut modifier, parfois de manière très significative, le modèle économique de certains projets industriels (ou immobiliers) et menace d’impacter, durablement, le prix de l’électricité pour le consommateur final.

Ce facteur prix n’est sans doute pas près de s’arranger, en particulier aux États-Unis, en raison de la guerre commerciale qu’a enclenchée le président Trump, avec sa hausse de 25 % des droits de douane sur les importations d’acier. Car pour fabriquer un transformateur, il faut un acier spécial, « l’acier électrique à grains orientés » (GOES / grain oriented electrical steel), aux capacités magnétiques améliorées. Or, il n’existe plus aujourd’hui aux États-Unis qu’un seul producteur de ce type d’acier, la firme Cleveland-Cliffs qui, même à pleine capacité, ne peut satisfaire qu’un peu plus de 20 % de la demande US faute de moyens de production modernes et d’une pénurie de main-d’œuvre spécialisée. Le reste doit être importé.

Or, le prix de cet acier s’inscrivait déjà à la hausse depuis l’épidémie de Covid-19 et surtout l’invasion de l’Ukraine (destruction de l’usine Azovstal de Marioupol, grande productrice de ce type d’acier, et sanctions occidentales contre les producteurs russes, autres grands fournisseurs traditionnels dans l’économie mondialisée « d’avant »). Les droits de douane imposés par la nouvelle équipe officiant à la Maison-Blanche devraient amplifier la tendance, au moins aux États-Unis. En dépit de la modestie des volumes concernés – le  GOES ne représente que moins de 1 % des importations américaines d’acier (pour l’essentiel en provenance d’Italie, de Pologne, du Japon et de Corée du Sud) – les répercussions de cette mesure devraient avoir des effets démultipliés très préjudiciables sur toute la chaîne de valeur et devraient se répercuter sur le prix du kWh facturé au consommateur américain. Bel exemple de comment se tirer une balle dans le pied….

Les grands fabricants mondiaux de transformateurs, en grande majorité non-Américains (Hitachi, Siemens, Schneider, les nombreux producteurs chinois) comptent renforcer leur capacité de production. Selon Wood Mackenzie, plus de 7 Mds$ d’investissements ont été annoncés en 2023/2024 à ce sujet, plus de la moitié de ces investissements visant à satisfaire les besoins du marché américain. Le marché mondial des transformateurs de puissance, les plus gros équipements du secteur, devrait passer d’un peu plus de 33,6 Mds$ de chiffre d’affaires en 2024 à 73,5 Mds en 2037, soit un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 6,22 %  en moyenne entre 2024 et 2037.

Ce déséquilibre entre offre et demande devrait durer encore plusieurs années (premiers effets bénéfiques attendus à l’horizon 2029/2030), sachant, en outre, que le marché mondial est totalement éclaté, faute de standardisation. On peut en effet recenser – à ce jour – quelques 80 000 types de transformateurs électriques, de tous types, aux spécifications très variables, en fonction des normes, tout aussi diversifiées, distinctes d’un pays à un autre. Un vrai casse-tête pour mettre en place une chaîne d’approvisionnement à l’échelle mondiale, tant les vulnérabilités sont multiples. Un immense et urgent travail de normalisation à l’échelle mondiale s’imposerait. Mais les tensions commerciales et géopolitiques entre Occidentaux et Chinois, Américains et Européens ne laissent guère augurer de progrès à court terme. En ce début 2025, l’heure n’est pas à un effort collectif de normalisation universelle !

Dernière dimension à prendre en compte (et pas la moindre) : le facteur chinois… Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, la Chine est devenue le plus grand exportateur mondial de transformateurs, (de l’ordre de presque 52 Mds$ en 2023, qui se répartissent entre productions purement chinoises et productions délocalisées de grands équipementiers étrangers, comme ABB, Siemens, General Electric, Mitsubishi). Cette primauté industrielle et commerciale mondiale induit une dépendance américaine au « made in China ». En 2023, Pékin était le 3e fournisseur de pièces de transformateurs électriques et de convertisseurs statiques des États-Unis, pour 375 M$ (environ 15% des importations US en la matière), devancé en valeur seulement par le Mexique (508 M$) et le Canada (395 M$). Mais surtout, Pékin était le 1er  fournisseur de Washington en transformateurs complets et terminés (pour une valeur d’environ 4 Mds$, en baisse de 20% comparé à 2022). La valeur totale de ces exportations de matériels électriques (transformateurs et composants) s’élevait ainsi à un peu plus de 4,5 Mds$ en 2023. Un montant prime abord modeste, mais néanmoins crucial du fait de l’importance vitale, actuelle et à venir, de tels équipements pour de larges pans de l’économie américaine.

Cette dépendance technique à l’encontre du rival chinois suscite, par ailleurs, d’autres sources d’inquiétudes outre-Atlantique. L’appareil sécuritaire américain redoute depuis des années que les gros transformateurs achetés à des fabricants chinois recèlent dans les dispositifs de surveillance et les capteurs numériques de ces matériels des « portes dérobées » manipulables à distance, qui permettraient d’espionner le réseau électrique américain et surtout, de générer des pannes volontaires en faisant surchauffer délibérément ces équipements. Une attaque cybernétique basée sur la mise hors service à distance de quelques dizaines de transformateurs « made in China » lors d’un pic de consommation (en pleine tempête hivernale, par exemple) pourrait aisément provoquer un black-out, tout ou partiel du réseau électrique américain. De quoi assurer un choc psychologique ou un avantage stratégique en cas de crise majeure relative à Taïwan, au hasard … Une telle menace est clairement identifiée par Washington. En décembre 2020, le département de l’Energie a promulgué un décret interdisant à plusieurs services publics d’acheter des transformateurs de plus de 69kV en Chine, pour éviter ce genre de vulnérabilités susceptibles de « saper le système d’approvisionnement en énergie électrique de la Nation » . Un décret révoqué en avril 2021 par l’administration Biden mais qui devrait, très probablement, être réactivé par la nouvelle administration Trump, dans le cadre de sa politique plus musclée qu’il entend afficher à l’encontre de Pékin.

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Face à la tornade trumpiste qui depuis un peu plus d’un mois bombarde tout autant la population et l’économie américaines que le reste du monde à grands coups de petites phrases toxiques et d’initiatives disruptives, il convient de garder son sang-froid et attendre que la poussière de ce brouhaha retombe. Chaque jour qui passe démontre que cette agitation combinant idéologie MAGA et transactions mercantilistes repose rarement sur des études d’impact sérieuses et ne prend guère en compte les effets retors que vont générer nombre de ces préconisations. D’ici quelques semaines, voire à l’approche de l’été 2025 au plus tard, les effets pervers et les conséquences déplorables d’une bonne partie de ce programme exécuté à la tronçonneuse vont émerger au grand jour et se faire négativement sentir tout autant sur la politique étrangère et de sécurité états-unienne que sur la vie quotidienne de nombreux Américains et le bon fonctionnement du reliquat de État fédéral.

L’ampleur de la  « casse » en train de se réaliser pourrait éclater au grand jour à l’occasion de nouveaux désastres climatiques ou d’une crise épidémique (alors que le spectre d’une nouvelle flambée de grippe aviaire se confirme dans la Sunbelt). À cela vont s’ajouter les effets pervers des guerres commerciales enclenchées, pour peu qu’un minimum de volontarisme se manifeste à Bruxelles et (plus sûrement) à Pékin. La taxation du GOES et ses impacts potentiels sur le secteur américain de l’électricité et, par « effet boule de neige », sur de larges pans de l’économie démontre que le nouvel occupant de la Maison-Blanche appréhende avec difficulté la complexité du monde actuel, et encore plus de celui qui vient. Elle traduit les limites du « bon sens » prôné par l’Exécutif américain et le manque de cohérence de son action économique. Une fois l’euphorie post-électorale passée, le retour à la réalité devrait s’imposer.