Petit exercice de prospective caniculaire : demain est déjà aujourd’hui…

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Traquer des indices faibles pour chercher à appréhender les tendances lourdes qui feront la réalité de demain, en 2035 ou 2050, peut s’avérer un exercice délicat selon les sujets. Pour d’autres, il est simple, trop simple. La vague de chaleur précoce qui frappe une bonne partie de la planète en cette mi-juin en est l’illustration. L’US National Oceanic & Athmospheric Administration, l’un des services météo américains a recensé pour le week-end du 22 et 23 juin pas moins de 1400 records de température élevée battus à travers la planète. Entre 80 et 100 millions d’Américains ont été confrontés durant ce week-end là à des températures supérieures à 32°C (90° Fahrenheit pour nos amis d’outre-Atlantique). Mi-juin, plus de 2 milliards d’individus, le quart de la population mondiale, avait déjà été exposée depuis le début de l’année 2024 durant au moins un jour, à une température égale ou supérieure à 39,4°C (103°F), considérée comme dangereuse pour la santé. Et l’été n’a pas encore commencé. Et il s’annonce, chaud, très chaud…

Le printemps est déjà chaud, l’été sera-t-il bouillant (et pas que post-électoralement) ?

Le réchauffement climatique n’est plus seulement une prévision lointaine ou une évaluation chiffrée d’un phénomène diffus, mais d’ores et déjà une réalité concrète, parfois mortelle, pour nombre habitants de notre planète. Un événement qui impacte dramatiquement leurs quotidiens, leurs faits et gestes, leurs raisons de vivre ou de voter : plus de 1300 pèlerins décédés en Arabie saoudite ces derniers jours à l’occasion du pèlerinage à La Mecque alors que la température dépassait par endroit les 50°C (125°F) ; des milliers de morts  en Asie du sud, d’Islamabad à New Delhi, parmi les plus démunis ne pouvant échapper à l’obligation de devoir travailler en pleine canicule ou faute de pouvoir se protéger dans un endroit frais (voire climatisé, privilège réservé aux plus chanceux ou aisés) ; plus de 155 morts au Mexique depuis mars, dont une trentaine recensées entre le 13 et le 18 juin lors d’une nouvelle vague de chaleur ; ou encore une dizaine de touristes, terrassés en Grèce lors de visites ou de randonnées en pleine journée. Tous les continents sont touchés, et pas seulement un « Sud » pauvre et malchanceux.

Face à ces températures élevées  – de plus en plus difficiles à qualifier d’exceptionnelles tant elles vont inexorablement devenir la norme –  pauvreté des uns et imprudence des autres sont en mesure de faire des ravages, souvent accentués par l’incurie des autorités. Ce triste bilan ne cesse de gonfler alors que nous avons à peine dépassé la mi-juin et que le pire s’annonce pour les prochaines semaines. L’actuelle vague de chaleur est arrivée plus tôt et devrait durer plus longtemps. Les deux prochains mois estivaux devraient être caractérisés dans l’hémisphère nord par de nouveaux records de température et des cohortes de nouveaux décès. Juin 2024 devrait, comme lors des 12 mois précédents, s’achever par l’établissement d’un nouveau record mensuel consécutif de la température moyenne à l’échelle de la planète, dépassant toutes les observations réalisées depuis 1850. Et cela, alors que les climatologues escomptaient (espéraient) une (légère) redescente de cette température moyenne en raison de la dissipation du phénomène El Niño au printemps. Mais il n’en est rien !

L’ampleur de l’impact des gaz a effet de serre apparaît aux yeux d’un nombre croissant de scientifiques avoir été mal évalué et sous-estimé dans les modèles prévisionnels des météorologues et des climatologues. Leurs résultats dérapent face à la réalité. Si les scenarii d’évolution climatique à long terme sont à revoir, les simples prévisions météo à une semaine deviennent plus compliquées à établir, générant des résultats trop souvent, désormais, « peu fiables ». Beaucoup de certitudes méthodologiques prévisionnelles tendent à s’étioler ces derniers mois.

Si le bilan humain de cette dynamique de hausse des températures  observable depuis 2023 n’est pas encore disponible, les précédents travaux réalisés par l’OMS sur les vagues de chaleur en 2003, 2010, 2022 font redouter des dizaines de milliers de victimes, a minima. Et aux effets des vagues de chaleur en tant que telles, il conviendrait d’ajouter ceux des « effets induits » : feux de forêts résultant de la sécheresse (et leurs dévastations et victimes) mais aussi accroissement du taux d’humidité dans l’atmosphère provoqué par l’évaporation plus forte des masses océaniques, évolution qui engendre des phénomènes météo plus fréquents et plus puissants (ouragans, tempêtes, cyclones, typhons… desquels découlent – au sens premier – crues et inondations, sans oublier l’élévation du niveau des mers et la submersion progressive du trait de côte), avec, eux aussi, leurs cortèges de dévastations et de victimes. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive, c’est la Nature qui le devient face à l’hubris des Humains.

L’avenir climatique est déjà sous nos yeux aveuglés

En la matière, notre avenir prédictible frappe déjà à la porte, incitant à reconsidérer les trop sages prédictions en matière d’intensité et de calendrier qui prévalaient jusque là. Les engagements pris lors des accords de Paris apparaissent de moins en moins atteignables. Le problème (le réchauffement climatique) est bien là (sans occulter pour autant les autres manifestations du dépassement des limites planétaires), les causes en sont bien connues (essentiellement les activités humaines provoquant de trop abondantes émissions à gaz à effet de serre, même si les effets de certains phénomènes naturels comme El Niño ne doivent pas être occultés), mais un aveuglement coupable continue à prévaloir concernant la volonté politique d’y faire face. L’urgence d’agir ne cesse d’être reportée au lendemain, à la semaine d’après, au mois prochain, à la décennie à venir, alors que les échéances effectives (et douloureuses) ne cessent de se rapprocher, voire nous affectent déjà. Les récents débats électoraux en Europe et en France, et leurs traitements médiatiques, apparaissent dramatiquement décorrélés de l’urgence d’agir alors que même le Vieux Continent, bien qu’il soit plutôt épargné comparé à d’autres parties de la planète, subit à fréquence répétée les effets de ces perturbations climatiques. 

Au bilan humain dont il faut redouter qu’il ne cesse de s’alourdir, il convient de rajouter les effets  délétères sur les activités économiques. Ces vagues de chaleur sont dévastatrices pour les cultures et l’élevage : productions plus limitées ; récoltes réduites ; pénuries de marchandises ; renchérissement des produits et effets inflationnistes à la clef. Une récente étude de la Banque centrale européenne  et de l’Institut de recherche sur l’impact climatique de Postdam estime que la hausse de la température prévisible devrait générer jusqu’à 1,2% d’inflation mondiale annuelle « structurelle » d’ici 2035, indépendamment de tout autre facteur plus « traditionnel ». Si les humains, la faune et la flore (et la biodiversité en général) souffrent, les équipements aussi. Les infrastructures de transport se détériorent (fonte du macadam sur les axes routiers, déformation des rails de chemin de fer), impactant le bon fonctionnement de flux cruciaux pour les économies modernes, tandis que les réseaux de distribution d’électricité s’effondrent de plus en plus régulièrement du fait de pics de consommation liés à la surutilisation de l’air conditionné. Le week-end dernier a été marqué par des black-out électriques survenus au Koweït ou dans les Balkans, avec leurs cortèges d’accidents, incidents et désagréments pour les populations. Le maintien en fonctionnement de lignes électriques à plus de 40° en période de surconsommation n’est guère une sinécure pour les opérateurs de ces réseaux… Gérer quasiment en permanence des situations de crise pour tenter d’anticiper des black-out et assurer la bonne continuité d’activités toujours plus énergivores (suréquipement en air conditionné, datacenters, métavers, minage de cryptomonnaies, services de la 5 et 6G…) va constituer la base du métier et non plus l’exceptionnalité.  On leur souhaite bonne chance ! Et l’on pourrait mentionner également les effets tout aussi négatifs sur les chaînes d’approvisionnement logistique, le transport maritime, le secteur de l’assurance…, que l’on se contentera de mentionner, faute de place.

La combinaison de tous ces phénomènes aboutit, in fine, à l’amplification de profondes inégalités sociales, certains étant épargnés ou parvenant à se protéger de tous ces maux tandis que d’autres (en particulier des femmes, tout particulièrement exposées du fait de l’obligation qui leur est faite de remplir des taches domestiques pénibles, discrimination genrée oblige) vont cumuler double ou triple peine : canicule, chaleur, malaises, pénurie, inflation et pour les plus faibles, économiquement et physiologiquement, une échéance potentiellement fatale.

Un scénario dystopique tend à se mettre inexorablement en place. Veut-on vraiment subir une expérience immersive dans le résultat final qui se dessine ?