Pologne 2035 : des arsenaux pleins, des maternités vides…

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Le spectaculaire renforcement des capacités militaires décidé par la Pologne en 2022 se heurte au déclin démographique et au vieillissement de la population polonaise. Un problème qui va toucher toute l’Union Européenne.

Les grandes ambitions militaires de Varsovie à l’horizon 2035

L’invasion de l’Ukraine à la fin février 2022 a concrétisé, aux yeux d’une immense majorité de Polonais, la permanence de la menace russe en dépit de l’effondrement de l’URSS et de l’adhésion de leur pays à l’OTAN (1999) puis à l’UE (2004). Le gouvernement de Varsovie a rapidement réagi à ce retour de la menace moscovite en lançant un impressionnant programme de renforcement de ses capacités militaires, envisageant de dépenser près de 120 milliards d’euros en l’espace d’une décennie. Avec pour objectif ouvertement affiché de doter la Pologne à l’horizon 2035 de la principale force armée conventionnelle du continent européen. Ce programme est mené tambour battant. Les dépenses militaires ne cessent de gonfler, passant d’une moyenne 2;5% du PIB ces dernières années à près de 4 % en 2023 et pourraient atteindre le seuil des 5% d’ici quelques années.

En l’espace d’une quinzaine de mois, Varsovie a déjà dépensé près de 10 milliards de dollars pour acquérir auprès de constructeurs sud-coréens un millier de chars lourds K2 Black Panther, 836 obusiers automoteurs K9 Thunde, 288 lance-roquettes multiples K239 « Chunmoo » et 48 chasseurs légers F/A-50″Golden Eagle ». Des sommes encore plus considérables ont été déboursées au profit des industriels américains pour l’acquisition de 250  chars M1A2 Abrams neufs (et116 d’occasion), 700 véhicules lourds de combat d’infanterie, 32 chasseurs bombardiers F-35A, 96 hélicoptères d’attaque AH-64E Apache Guardian , 6 batteries de défense aérienne Patriot PAC-3, ou encore 486 lance-roquettes M142 HIMARS (en plus des 20 déjà acquis en 2019)

L’effort est considérable. Se pose bien évidemment la question de la soutenabilité d’un tel effort financier sur 10 ans pour l’économie et la société polonaise. On notera au passage que si Varsovie se montre très généreuse pour le secteur de l’armement sud-coréen et états-unien, ses partenaires européens ont également été gratifiés, mais dans une moindre mesure (deux navires espions et des avions de guet aérien pour la Suède, deux satellites d’observation pour la France, 32 hélicoptères pour l’Italie). Mais davantage aurait pu être fait par Varsovie en leur faveur, ceux-ci contribuant largement aux généreux flux financiers dont bénéfice la Pologne depuis le début des années 2000 pour mettre à niveau ses infrastructures et son économie. Des commandes de grande envergure auraient pu servir à consolider les industries stratégiques européennes et offrir une colonne vertébrale concrète au projet d’Europe de la Défense que tente de promouvoir depuis des années Paris auprès de ses partenaires. Mais il n’en a rien été, Varsovie privilégiant ses liens avec Washington et Séoul.

Mais au-delà des questions bassement matérielles de financement de cet effort d’armement, se profile une autre question, peu fréquemment posée : qui va servir un tel arsenal ? Le gouvernement  polonais entend doubler sur la période les effectifs de ses forces armées pour les élever à plus de 300 000 hommes, mais avec un « petit hic » susceptible de gripper cette belle planification : le déclin démographique du pays et le vieillissement de sa population. Des tendances lourdes qui laissent augurer qu’il sera délicat d’ici une dizaine d’année de mobiliser d’une manière ou d’une autre (professionnalisation ou conscription) 300 000 « jeunes guerriers (ou guerrières) d’une tranche d’âge, alors que celles-ci sont appelées à se réduire davantage année après année. Comme le gouvernement nationaliste du PIS et ses électeurs conservateurs (souvent âgés) sont peu enclins à explorer les opportunités offertes par l’immigration (en particulier d’individus jeunes mais d’origine extra-européenne), la portée « opérationnelle » du renforcement miliaire polonais pourrait devoir être relativisée. Des arsenaux pleins, certes, mais des bataillons plus réellement « gros » et plutôt « émaciés » faute de combattants en nombre suffisant.

Des ambitions militaires sapées par un déclin démographique ?

La population polonaise est repassée ces dernières années sous le seuil des 38 millions d’habitants, et connait, comme une quinzaine de pays de l’UE (de l’Est et du Sud) une rétractation légère ( décroissance estimée à – 0,28% en 2023, contre + 0,31 en France métropolitaine). Un taux négatif résultant de la combinaison malsaine entre l’ampleur des départs vers l’ouest de l’Europe d’une partie des jeunes générations et la chute brutale de la natalité survenue ces dernières années (diminution de 40% en l’espace de trois décennies). Avec un taux de 8,31 sur 1000, la Pologne affiche désormais un des taux les plus bas de l’UE, certes moins mauvais que ceux de l’Italie et de l’Espagne, autour de 7, mais guère satisfaisant (11,56 en France métropolitaine). Et l’ampleur du phénomène devrait s’accélérer à l’avenir, en raison de la diminution de la population féminine en âge de procréer, illustrant le vieillissement concomitant de la population polonaise. L’âge médian est désormais légèrement supérieur à celui de la France métropolitaine (42 contre 41,7). De quoi consolider les tendances conservatrices de l’électorat polonais mais aussi rendre délicat les objectifs de recrutement des forces armées polonaises, qu’une politique d’immigration trop stricte ne sera pas en mesure de compenser.

Varsovie peut certes ouvrir les bras à l’émigration ukrainienne qui pourrait s’avérer non pas temporaire mais durable. Mais un tel choix va gravement détériorer la situation démographique ukrainienne. Celle-ci, déjà mauvaise avant l’invasion du fait de l’émigration massive des jeunes générations vers l’Ouest, est devenue, entre les départs vers l’étranger pour fuir la guerre et les pertes subies (portant essentiellement sur de potentiels géniteurs), absolument catastrophique. Le pays même s’il sort victorieux de son conflit avec la Russie, mettra des décennies à se remettre de la catastrophe démographique à laquelle il est confronté. Une fois la paix revenu, le chantier prioritaire de Kiev sera autant la reconstruction que le repeuplement du pays dont la population n’a cessé de fondre depuis la fin de la période soviétiques.

Ces préoccupations démographiques, tant à Varsovie qu’à Kiev sont à relativiser à la lumière de la situation démographique encore plus dégradée prévalant chez l’adversaire moscovite. Emigration massive, encore accélérée pour fuir le risque de mobilisation, et chute de la natalité sont encore plus massives que chez ses voisins occidentaux. Et les choses pourraient encore s’aggraver, s’il devait advenir que la Fédération de Russie perde quelques territoires périphériques (Caucase du nord, Tatarstan, Sibérie, Extrême Orient), fournisseurs traditionnels mais de plus en plus récalcitrant de « chairs fraîches » à l’appareil militaire russe. Au prétexte des lourdes pertes subies lors de la campagne d’Ukraine, ces territoires pourraient chercher à s’émanciper en cas de turbulences graves et durables au sommet de l’Etat central russe en cas de (probable) « non-victoire » en Ukraine.

Un problème démographique qui va se poser à toute l’Union Européenne

Mais au-delà des hypothèses concernant le devenir (surement) tragique du Grand voisin oriental, les effets du déclin démographique qui commence à frapper la Pologne illustre ce qui va attendre à compter de la prochaine décennie l’ensemble de l’Union Européenne, France comprise, sur la période 2035/2050. A savoir, les effets concrets du vieillissement de sa population et pas seulement selon le seul angle de l’explosion des dépenses de santé et du montant des retraites, ou encore de la dérive de plus en plus conservatrice d’électorats de plus en plus âgés et dépassés (voire effrayés) par l’évolution du « Monde » et sa désoccidentalisation, dont les prémices sont d’ores et déjà observables.

Dans une Europe se caractérisant alors par un âge moyen supérieur à 50 ans, comment trouver suffisamment de « jeunes guerriers et guerrières » locaux pour satisfaire aux besoins opérationnelles des appareils sécuritaires ? Comment fournir par ailleurs suffisamment de bras pour faire tourner des pans entiers de l’économie, et pas seulement la restauration ou le BTP, comme cela est déjà le cas ? Comment compter encore dans le domaine de l’innovation technologique ou de l’aventure entrepreneuriale avec une majorité de la population aspirant seulement à maintenir ses conditions de vie et rétive à la prise de risque ? Compte tenu des gigantesques défis environnementaux et climatiques qui se profilent et de la diffusion d’une éco-anxiété dans une partie de la population, la perspective d’une relance de la natalité par des mesures incitatives apparaît plus que jamais souhaitable et nécessaire, mais ses effets ne doivent sans doute pas être surestimés. Le déclin démographique sera très difficile à inverser. Reste le recours à l’immigration et la mise en place d’une politique planifiée et intelligente d’injection de « sang neuf » au sein de sociétés vieillissantes, au prix d’un métissage des populations. Un choix délicat mais que l’évolution démographique des autres continents, et de l’Afrique en particulier, semble rendre inéluctable. Face à de tels enjeux, un minimum de lucidité semble nécessaire pour débattre de manière pertinente de la meilleure façon d’agir. Mais en l’état du débat politique français actuel et des ses évolutions prévisibles au cours des prochains mois à l’approche de l’échéance électorale de 2027, il est à craindre qu’un tel débat soit évacué au profit de postures émotionnelles nous condamnant au final à s’enferrer dans une impasse.