Tensions à venir : l’appétit chinois pour l’Extrême-Orient russe

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Tout le monde redoute les velléités expansionnistes chinoises. Les Occidentaux, d’une manière globale ; les Taïwanais, en toute première ligne face à cet « appétit de puissance » ; l’ensemble des voisins proches, tant ceux d’Asie du Nord-Est que ceux d’Asie du Sud-Est ; les Indiens, tout au long du massif himalayen, mais aussi – et, serait-on tenté de dire, surtout – les Russes !

On ne compte plus les breaking news ou rapports académiques consacrés à la partie de « jeu de go maritime » que se livrent depuis des décennies Chinois et riverains de la mer de Chine méridionale, chaque joueur cherchant, en fonction de ses moyens et de ses ambitions, à s’implanter le plus durablement possible sur le moindre récif ou îlot de cette zone. En la matière, Pékin fait preuve d’une détermination sans faille pour parsemer la zone d’une multitude de « porte-avions fixes ». Ses unités de génie maritime ont développé une réelle maestria pour transformer le moindre rocher émergé en avant-poste de la souveraineté chinoise, doté a minima d’installations militaires, et le plus souvent d’une piste d’aviation. Quitte à empiéter sans vergogne sur les Zones Economiques Exclusives de ses voisins. L’été 2024 a ainsi été scandé par toute une série d’incidents opposant navires chinois aux garde-côtes philippins.

Mais alors que ces péripéties navales à répétition captent notre attention, d’autres ambitions territoriales du pouvoir pékinois se matérialisent à des milliers de km de là, en pleine masse continentale, au-delà du fleuve Amour, en Extrême-Orient russe et dans de larges pans adjacents de Sibérie. D’une manière moins agressive qu’en mer de Chine mais tout aussi efficace, les Chinois s’y implantent, selon des modes opératoires totalement différents mais susceptibles de reformater en profondeur ces régions au cours des prochaines décennies.

Une bonne carte vaut 1 000 mots…

Depuis 2006, chaque année, traditionnellement au mois d’août, le ministère chinois des Ressources naturelles publie une carte « standard » de la Chine. Cette pratique s’inscrit dans le cadre du projet de « Grand Rajeunissement de la Nation chinoise» (Zhōnghuámínzú Wěidà Fùxīng /中华民族伟大复兴 ) défini lors du XIIIe congrès du Parti communiste en 1987, et élément majeur de la stratégie mise en œuvre par Xi Jinping depuis son accession au pouvoir. Cette carte « standard » a la particularité d’englober des territoires ayant appartenu à l’Empire du Milieu mais cédés au fil du temps à des adversaires qui avaient su profiter des faiblesses passées de la Chine, avant que cette dernière ne se ressaisisse à compter de 1949. Si l’édition 2024 tarde à sortir, l’édition de l’été 2023, outre les revendications habituelles en mer de Chine méridionale et les points de litige himalayens (Arunachal Pradesh, Aksai Chin…), a fait grand bruit. Le document indiquait que l’île de Bolchoï Oussouriisk, située à la confluence des fleuves Amour et Oussouri et revendiquée de longue date par les deux pays, était intégralement incluse en territoire chinois, en contradiction avec un accord bilatéral datant de 2004 et prévoyant de partager l’île entre les deux pays. Surtout, huit villes de l’Extrême-Orient russe se sont vu accoler, sous leurs noms usuels russes, leurs noms chinois d’antan. Vladivostok était ainsi affublée du nom « Heishenwai », Khabarovsk  de celui de « Boli », Sakhaline de celui de « Qedao », Nikolaïev sur Amour étant présentée comme « Miazo »…

Un « détail » cartographique servant à rappeler que ces localités et leurs territoires adjacents –soit environ 1,5 million de km²  au total, situés entre le fleuve Amour et le Pacifique –  avaient été cédés sous la contrainte à la Russie au milieu du XIXe siècle au terme des trois traités qualifiés  « d’inégaux » par la Chine : Aigun (1858), Pékin (1860) et Tacheng (1864). Pour le président Xi, conforté par le regain de la puissance chinoise au cours des dernières décennies, le temps semble venu de corriger cette page sombre de l’histoire à l’approche du centenaire de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste (2049). Un tel rappel historique a suscité le ravissement du courant néonationaliste chinois, lequel connaît un activisme croissant depuis les années 90 et bénéficie de sympathie au plus haut niveau de la direction du Parti et de l’État.

Une telle innovation typographique ne doit rien au hasard et traduit la vigueur de cette posture nationaliste, y compris aux dépens de « l’allié » russe. De quoi relancer les interrogations  relatives au positionnement réel de Pékin à l’égard de Moscou concernant le conflit en Ukraine.

Ambiguïtés chinoises dans le conflit en Ukraine

Si les deux pays ont proclamé un « partenariat stratégique sans limite » à la veille de l’invasion  de l’Ukraine ; si la Chine est devenue un débouché alternatif au gaz et pétrole russe au lendemain des sanctions occidentales (quoique en quantité bien plus réduite que le marché européen en raison des limites « physiques » des infrastructures d’acheminement) ; si des firmes chinoises fournissent, avec plus ou moins de discrétion, du matériel (microprocesseurs, composants électroniques) au profit de l’industrie d’armement russe pour permettre à celle-ci de continuer à fabriquer, à un rythme soutenu, de nouveaux équipements militaires, nombre d’analystes occidentaux soulignent une certaine ambiguïté de Pékin à l’égard de Moscou.

Une ambiguïté qui repose sur le fait que quel que soit le résultat de cette crise, la Chine compte en tirer profit.

  • Un succès russe porterait un coup majeur au leadership occidental, et peut-être fatal au projet européen, confortant les aspirations du « Non-Occident » (qu’il s’agisse du « Sud global » ou des BRICS+ stricto sensu) à un rééquilibrage des rapports de force mondiaux à son avantage.  Une évolution qui ne pourrait que bénéficier à la composante première de ce « Non-Occident » : la Chine.
  • Mais Pékin pourrait également se satisfaire, dans un registre plus purement national, d’une défaite de Moscou, qui ne manquerait pas d’entraîner, au-delà de la perte de prestige du détenteur du pouvoir au Kremlin, de fortes turbulences au sommet de l’exécutif russe. Des turbulences qui ne manqueraient pas d’ouvrirla voie à des contestations internes et probablement au réveil de pulsions séparatistes dans certaines régions périphériques (Caucase, Tatarstan, Sibérie et… Extrême-Orient). Un avenir sombre se profilerait alors pour la Fédération de Russie, sur fond de déclin démographique et de vieillissement de la population. 

Dans un tel cas de figure, Pékin devrait profiter de l’affaiblissement du pouvoir central moscovite dans un contexte « post-poutinien » pour avancer ses pions en vue de détacher certains de ces territoires lointains de l’orbite russe et les réintégrer, plus ou moins directement, dans l’orbite chinoise. Le régime chinois serait ainsi en mesure de corriger l’humiliation des traités « inégaux » du XIXe siècle en rectifiant, dans un sens plus favorable, sa frontière nord-est.

Un tel reformatage géopolitique peut sembler actuellement de la pure fiction. Mais notre époque se caractérise par une succession de sidérations, « l’impensable » ou « l’irréalisable » d’aujourd’hui pourrait devenir la réalité de demain. Récemment, un analyste américain, poussant l’exercice de pensée jusqu’à son paroxysme, évoquait, dans un avenir plus ou moins lointain, une intervention américaine, voire de l’OTAN aux côtés des troupes russes, pour tenter de contenir une poussée offensive chinoise au-delà de l’Amour, dans de larges pans de la Sibérie, sur fond de Fédération de Russie « post-poutinienne » déliquescente. Pourquoi pas ! Qui aurait pu penser, voici 10 ou même 5 ans (voire quelques mois…), que l’armée de l’air ukrainienne, équipée de F-16, allait faire de l’appui feu au profit de son infanterie à quelques dizaines de km de Koursk, sous les applaudissements de l’OTAN ?

On en est certes bien loin, mais, sans formuler ouvertement des revendications territoriales, Pékin multiplie ses efforts depuis le début du XXIe siècle pour consolider son influence sur ces territoires et s’y implanter économiquement et, selon toute évidence, durablement, pour y exploiter leurs nombreuses ressources, agricoles et minières. Une séquence préliminaire, avant d’autres avancées ?

Une stratégie de pénétration « à petits pas », avant un « Grand Bond en avant » ?

Depuis le début du XXIe siècle, des investisseurs chinois ont massivement investi dans de grandes exploitations céréalières – couvrant désormais des centaines de milliers d’hectares – pour y pratiquer une agriculture mécanisée intensive. Leurs récoltes sont prioritairement destinées à satisfaire les besoins du marché chinois, le plus grand importateur de denrées alimentaires au monde. Assurer la sécurité alimentaire de sa population constitue un défi majeur pour le PCC, lequel a fixé comme objectif d’atteindre une « autosuffisance absolue » d’ici 2050 au plus tard. Pour atteindre un tel objectif, les quelque 3 millions d’hectares de terres arables situés en Extrême-Orient russe constituent un atout non négligeable (une « proie tentante », diraient les observateurs les plus « réalistes »).

Les deux gouvernements ont conclu en octobre 2023 un accord céréalier d’un montant de plus de  25 Mds$, Moscou s’engageant à fournir au cours des 12 prochaines années (soit jusqu’en 2035) 70 millions de tonnes de céréales, de légumineuses et d’oléagineux aux consommateurs chinois, pour l’essentiel récoltées en Sibérie et en Extrême-Orient. L’accord prévoit également de faciliter les modalités d’octroi de baux fonciers  et la location de terres agricoles à des opérateurs économiques chinois, ainsi que la réalisation d’infrastructures permettant d’acheminer de gros volumes de marchandises vers le marché chinois (New Land Grain Corridor Initiative) : développement de corridors de transport ferroviaire en Sibérie et en Extrême-Orient (cf. mise en service du pont ferroviaire Nizhneleninskoye-Tongjiang et projet de second pont ferroviaire sur l’Amour reliant la ville chinoise de Mohe / province de Heilongjiang à Dzhalinda, dans la république russe de Sakha), constitution d’une flotte de camions et wagons céréaliers pour transporter les récoltes entre les deux pays  et construction d’un réseau de silos à grain et de terminaux céréaliers (celui de Zabaikalsky et projet de Grain Terminal Nizhneleninskoye-Tongjiang, un investissement de 160 M$). Ce partenariat agricole très ambitieux conduit, subrepticement, de replacer de facto sous influence chinoise de vastes pans de ces territoires.

Pékin lorgne également sur le potentiel minier et énergétique de la zone. La majeure partie de la production de charbon de la région de Khabarovsk est déjà exportée en Chine. Et Pékin entend renforcer sa présence dans le secteur extractif. Les Chinois se sont engagés en 2022 à investir plus de 1,6 Mds$ dans près d’une trentaine de projets de transport (Russian Pacific Railway, aussi connu sous l’appellation Northern Latitudinal Railway, devant relier Vladivostok à Khabarovsk, puis à terme rejoindre l’Arctique russe et les ports de la Route maritime du Nord) et miniers (or, étain, cuivre…) : mine d’or de Tuguro-Chumikansky, usine de traitement du minerai d’étain de Solnechnaya  et, surtout, développement du gisement de cuivre de Malmyzhsky, considéré comme l’un des plus grands projets cuivre-or actuel au monde.

Enfin, les Chinois se montrent très actifs pour consolider leur présence, économique et maritime, dans le port de Vladivostok (libre de glace) que la marine chinoise entend fréquenter de plus en plus assidument. Nouvelle preuve en est, la participation de bâtiments et d’aéronefs chinois aux manœuvres « North-Joint 2024 » organisés au large des côtes russes en mer du Japon et en mer d’Okhotsk tout au long du mois de septembre.

La dépendance croissante de Moscou à l’égard de Pékin ouvre la voie à un renforcement économique et humain chinois dans l’Extrême-Orient russe, actuellement très faiblement peuplé (environ 8 millions d’habitants selon le recensement russe de 2021). La pénétration chinoise y a été croissante depuis un quart de siècle et sa marge de manœuvre demeure encore conséquente. Une telle dynamique, combinée aux tensions propres agitant la Fédération de Russie du fait de la guerre en Ukraine, laisse augurer un possible délitement au cours des prochaines années des relations entre le pouvoir moscovite et une si riche et si lointaine province, chaque jour davantage liée au voisin chinois.

Inexorablement, le « partenariat stratégique » bilatéral se transforme en une relation de plus en plus déséquilibrée au profit de Pékin. Si le commerce entre les deux géants du bloc eurasiatique a fortement progressé (passant de 95 à plus de 200 Mds$ entre 2013 et 2023), cette croissance a surtout profité à Pékin qui représente 20 % du commerce extérieur russe. Pour sa part, Moscou pèse à peine 2,5 % dans le commerce extérieur chinois, sans commune mesure avec l’ampleur des échanges avec l’UE ou les États-Unis en dépit des guerres commerciales, vagues de sanctions et mesures restrictives scandant leurs relations économiques ces dernières années. L’importance de ces liens avec l’Occident explique la posture relativement prudente de Pékin dans le conflit ukrainien (non-livraison d’armes létales à la Russie, maintien des contacts diplomatiques avec Kiev) et la réticence à soutenir aveuglement l’hubris  conquérante de Poutine.

Le temps joue pour Pékin. Enlisée dans une guerre d’invasion ratée, la Blitzkrieg initiale s’étant transformée en bourbier sans fin ; durement sanctionnée économiquement et isolée diplomatiquement, la Russie est en grande partie maintenue à flot par Pékin, suffisamment pour éviter de sombrer, mais sans réelle perspective de pouvoir sortir de cette ornière. Au-delà de la langue de bois diplomatique et des grands discours mettant à l’honneur « l’amitié indéfectible » des deux pays, Moscou est devenu pour Pékin un partenaire économique mineur, réduit à un double rôle de « garde-manger » et de fournisseur d’énergie bon marché. En raison de son affaiblissement inéluctable et de l’impossibilité de diversifier ses relations en direction du Japon ou de la Corée du Sud, sanctions occidentales oblige, Moscou s’expose à subir certains diktats de la part de Pékin, en particulier concernant le devenir de ses territoires d’Extrême-Orient. Sans procéder à une manœuvre frontale, « à la russe », caractérisée par le recours à la force et un manque flagrant de subtilité, Pékin pourrait favoriser l’émergence de leaders provinciaux séparatistes, désireux de s’émanciper de la tutelle moscovite. Ces derniers pourraient être téléguidés en sous-main par les services chinois compétents pour obtenir un divorce « en douceur » avec un Pouvoir central lointain, première étape vers un rapprochement toujours plus étroit avec l’Empire du Milieu, sur le modèle du « phagocytage » en cours de Hong Kong.

Par une énième ironie de l’Histoire, la tentative russe de préserver son influence sur son flanc Ouest, au détriment de son voisin ukrainien, pourrait aboutir à une perte d’influence, voire territoriale, à l’Est, au profit d’un puissant voisin qui cache de plus en plus difficilement son appétit pour les périphéries asiatiques de la Fédération de Russie. Vouloir conserver à tout prix le Donbass et la Crimée pourrait se payer de la perte de l’Extrême-Orient et d’une partie de la Sibérie. Tout ça pour ça ?