La mise sur le marché du dernier smartphone de Huaweï équipé d’une puce plus performante que prévue constitue un nouvel épisode de Techwar sino-américaine enclenchée depuis la fin de la décennie 2010.
L’une des dimensions les plus préoccupantes du monde incertain et complexe dans lequel nous évoluons réside dans la techwar que se livrent depuis la toute fin de la décennie 2010 les Etats-Unis et la Chine. Washington est passé en 1er à l’attaque, en ciblant tout particulièrement la firme télécom Huaweï, et en tentant de s’opposer, avec plus ou moins de succès, à l’essor mondial de la G5 chinoise. Dans le cadre de cette offensive, les Américains appuient là où cela fait le plus mal à l’Empire du Milieu, à savoir la dépendance de l’économie et de la technologie chinoise à l’égard des microprocesseurs les plus performants en provenance de l’étranger. Ceux-ci sont massivement conçus, élaborés et fabriqués par Taïwan (TSMC), et dans une moindre mesure en Corée du sud et au Japon, selon une architecture et avec des machines très élaborées mises au point par une poignée d’entreprises américaines (AMD, Nvidia) ou localisés au Royaume Uni (ARM), aux Pays-Bas (ASML) et au Japon (Nikon…). Autant d’alliés fidèles des Etats-Unis que Washington a su enrôler ces derniers mois (quitte à leur tordre le bras) dans sa croisade technologique contre son grand rival asiatique.
Après avoir fait un temps le dos rond, Pékin semble déterminé à adopter une posture plus offensive. Début juillet 2023, les autorités chinoises ont instauré des restrictions aux exportations de gallium et de germanium, deux éléments chimiques du groupe des métaux servant à la fabrication de composants électroniques et constituant des alternatives au silicium, matériau de base pour produire les semi-conducteurs. Ce choix ne doit rien au hasard. La Chine est actuellement le 1er producteur mondial de ces deux métaux. La mesure peut s’interpréter comme une première salve d’avertissements – de portée limitée – adressée aux Américains et plus globalement aux Occidentaux. Elle semble préfigurer d’éventuelles mesures nettement plus impactantes. En cas d’escalade, Pékin pourrait adopter des restrictions d’exportations concernant les terres rares et d’autres minerais critiques, actuellement massivement extraits et raffinés en Chine. Si depuis le début de la décennie 2020, les Occidentaux ont (enfin) pris conscience de leur dépendance préoccupante à l’égard de la Chine dans ces domaines, les efforts de diversification et de réduction de telles dépendances qui viennent ou sont en passe d’être engagés mettront des années à produire des effets sérieux. Les Chinois vont ainsi disposer au moins encore pour plusieurs années de moyens de rétorsions efficaces à l’encontre des économies occidentales. De quoi freiner et retarder, s’il fallait en arriver jusque là, les délicats processus de transition qui s’imposent au Vieux Continent en matière énergétique et de mobilité.
En démontrant – sur une échelle pour l’heure limitée- ses potentielles capacités de nuisance, Pékin entend rappeler que dans un monde aux économies et aux technologies aussi intriquées, tout le monde dépend largement des autres et que le premier qui entend rompre cet équilibre portera une grave responsabilité dans la déstabilisation du fonctionnement des échanges internationaux, avec toutes les conséquences délétères qui en résulteront. Dans ce registre, pour l’Europe, la menace n’est pas seulement localisée à Pékin mais pourrait s’incarner dans la future administration américaine sortie des urnes fin 2024.
Outre le fait d’agiter la menace de contre-sanctions aux sanctions imposées par les Etats-Unis, les Chinois travaillent d’arrache-pied à compenser leurs faiblesses et retards en matière de puces. Avec des résultats probants comme en témoignent les étonnantes performances du dernier smartphone Huawei présenté fin août, le Mate 60 Pro, doté d’un microprocesseur Kirin 9000S produit par SMIC, le principal fabriquant chinois de puces. La taille de gravure de cette puce, 7 nanomètres (nm), a suscité une amère surprise à Washington. Celle-ci s’avère beaucoup plus réduite (pratiquement de moitié) que le niveau estimé jusqu’à présent par les experts US des meilleures puces chinoises. Les dernières sanctions adoptées en octobre 2022 par l’administration Biden concernaient des puces de 14 nm. Cette avancée technologique chinoise a provoqué quelques sueurs froides à Washington. Pékin semble disposer d’une technologie d’un niveau bien plus élevé que ce qui était communément admis.
Une telle performance résulte des progrès spectaculaires enregistrés par les chercheurs et les industriels chinois considérés jusqu’alors comme ayant 3 à 4 ans de retard sur le nec plus ultra des productions taïwanaises et occidentales (la dernière génération de microprocesseurs de TSMC équipant l’iPhone 15 étant gravé à 3mn). Ces performances sont également très probablement le fruit des succès du renseignement chinois en matière de pillage de secrets industriels occidentaux. A cela, s’ajoute la mise en place de circuits d’approvisionnement destinés à contourner les sanctions américaines en misant sur la « cupidité » de fournisseurs étrangers, en tout cas de certains de leurs employés. Le démontage minutieux d’un exemplaire du Mate 60 promptement récupéré, a permis aux experts américains de découvrir deux puces mémoires fabriquées par la firme sud-coréenne SK Hynix, pourtant sensée respecter les sanctions décrétées par Washington. Les investigations sont en cours pour déterminer l’origine de ces composants : éléments pré-stockés ; acquisition clandestine de machines à l’étranger ou approvisionnement frauduleux de composants via des réseaux de contrebande. Reste surtout à déterminer si de tels composants ne sont disponibles pour Pékin qu’au compte-gouttes ou si les firmes chinoises seraient capables de produire à grande échelle des puces aussi sophistiquées.
Au-delà du niveau de performance du Kirin 9000S et de la manière dont cette excellence a été atteinte, Pékin accentue ses efforts pour réduire sa dépendance à l’égard des microprocesseurs achetés aux Occidentaux et aux alliés asiatiques des Américains. Au cours des prochaines années, Pékin entend injecter plus de 140 Md$ au profit de son industrie nationale de semi-conducteurs afin de couvrir toutes les étapes de fabrication (architecture, gravure, lithographie..). Plusieurs analystes estiment que la Chine pourrait être en mesure de couvrir près de 50% des besoins en semi-conducteurs à l’horizon 2026 (contre 30% actuellement). A un tel rythme, une quasi-autonomie en la matière pourrait être atteinte durant la période 2030 / 2035. On voit dès lors poindre deux dynamiques simultanées de réduction de dépendance (en matière de matériaux critiques pour les Occidentaux, en matière de micro-processeurs pour les Chinois), ouvrant la voie à une moindre interdépendance et à un découplage des systèmes technologiques et économiques des deux camps. Cette profonde remise en cause d’un des fondements de l’économie globalisé contemporaine laisse entrevoir – à l’horizon d’une petite décennie – un contexte très préoccupant. L’étiolement de cette interdépendance économique et technologique devrait se traduire par une diminution d’intérêts communs et le délitement de garde-fous qui empêchaient jusqu’à présent une confrontation directe entre « concurrents systémiques » aspirant au leadership mondial. De quoi ne faire que des « grands perdants » au final alors que l’urgence climatique nécessiterait une collaboration toujours plus approfondie entre rivaux.