Grande idée ou grande illusion : la poussée du libertarianisme en Argentine

Tags

Un séisme électoral de grande ampleur

L’élection triomphale de Javier Milei à la présidence argentine, le 19 novembre dernier (55,7% des suffrages), constitue une énième sidération pour l’observateur du monde contemporain. Ce séisme électoral latino-américain cristallise plusieurs tendances appelées à marquer durablement le paysage contemporain, du moins dans une bonne partie du monde occidental : efficience d’un discours antisystème, attractivité d’une idéologie radicale et disruptive ; mécontentement populaire face à des transitions anxiogènes ; rébellion électorale d’une large partie de la population contre des élites « hors sol » ; incapacité des partis de gouvernement à prendre la mesure des dysfonctionnements affectant le quotidien de leurs concitoyens… Autant de « tendances lourdes » qui vont baliser le cheminement électoral dans les démocraties occidentales au cours de la décennie à venir. Une « réplique » de nature relativement similaire à ce séisme argentin pourrait survenir d’ici un an plus chez les Yankees, en cas de retour à la Maison Blanche de Donald Trump et d’un de ses clones idéologiques, plus jeune et traînant moins de casseroles judiciaires. Et par effet d’imitation, le Vieux-Continent ne devrait pas être épargné. Certaines prémices commencent à être discernables, aussi bien dans des régimes illibéraux d’Europe de l’Est que dans de vieilles démocraties de l’ouest (cf. évolution du panorama politique aux Pays-Bas avec le récent succès électoral du PVV (Parti de la Liberté) de Geert Wilders ou encore l’émergence de Vox en Espagne, principal correspondant sur le Vieux Continent des amis de Javier Milei). Les élections européennes de 2024 pourraient s’avérer spectaculaires en la matière.

Au-delà des provocations clownesques débitées tout au long de la campagne électorale par un candidat Milei se définissant comme « anarcho-capitaliste » (AnCap), son succès final illustre le délabrement de la scène politique argentine et du contexte socio-économique local. L’engouement dont a bénéficié celui se faisant appeler « général AnCap », en particulier au sein d’un électorat masculin jeune, résulte de l’inefficience de la gouvernance mise en œuvre depuis des décennies par les partis dits de gouvernement (péronistes, radicaux, libéraux) qui n’ont pas su empêcher la déroute économique actuelle (143% d’inflation sur un an; une dette de 45 Mds $ à l’égard du FMI ; une monnaie sans grande valeur, un taux de pauvreté de 40%…) et le déclassement international du pays. Dans ce paysage de désolation, un économiste antisystème, surnommé « El Loco » (le Fou), adoubé depuis des années par les talk shows des médias traditionnels et sur les réseaux sociaux (5 millions d’abonnés) pour son sens de la formule, est aisément parvenu à s’enraciner dans le panorama politique pour rafler la mise en seulement quelques années.

Mais la victoire de Milei recèle une dimension plus générale, dépassant le simple contexte argentin. Elle consacre l’attractivité de l’idéologie libertarienne, en dépit de ses excès et de ses limites, pour un nombre croissant d’individus en plein doute. Elle témoigne du brouillage des valeurs et des pertes de sens, non seulement au sein de la société argentine mais bien au-delà de ses frontières, augurant de la possibilité de conquérir de nouveaux adeptes y compris en Europe, au sein de sociétés en crise et déboussolées, alors que des défis majeurs et anxiogènes se profilent (dérèglements climatiques et planétaires, démographie et flux migratoires, ruptures technologiques, antagonismes géopolitiques). Dans des moments aussi troublés, une idéologie aussi simpliste peut s’avérer très attractive auprès les esprits les plus troublés ou les plus craintifs.

Des idées trop simples pour un monde trop complexe

Il est vrai que comparées aux interrogations économiques prévalant en Europe (modalités et calendrier de résorption des déficits, poids de la dette, contraintes budgétaires, démographiques et sociales…), les promesses électorales du futur occupant de la Casa Rosa se distinguent par leur dimension disruptive : dollarisation de l’économie, avec l’abandon du peso et le démantèlement de la Banque centrale ; sortie du MERCOSUR et rupture des relations avec les deux principaux partenaires économiques « communistes » du pays, à savoir le Brésil et la Chine (avec comme corollaire une non-adhésion aux BRICS pourtant programmée pour le 1er janvier prochain) ; réduction de 15% de dépenses publiques ; mise en place d’un gouvernement constitué de seulement 8 super-ministères et arrêt des politiques publiques dans divers secteurs d’activités ; privatisation de nombreuses entreprises publiques mais aussi d’actifs naturels, comme les eaux de certains fleuves. A cela, s’ajoute – au nom de la protection des libertés individuelles, dont celle de gérer son corps et sa vie selon son bon vouloir– la volonté de mettre en place de nouveaux « marchés » concernant des produits aussi novateurs que polémiques : légalisation des drogues (pour la plus grande satisfaction des cartels colombiens ou mexicains) mais aussi vente d’organes ou encore d’enfants (ouvrant de nouvelles perspectives « commerciales » à ces mêmes cartels). Des projets « décapants », puisés dans les écrits de certains idéologues libertariens comme le penseur américain Murray Rothbard (1926 / 1995), le grand inspirateur du « général AnCap », et les tenants de « l’Ecole autrichienne » d’économie.

Cette thérapie de choc s’accompagne d’un discours populiste aux relents messianiques et aux tonalités à la fois climato-sceptiques (le réchauffement climatique est un « mensonge socialiste »), sécuritaristes (en favorisant la libre vente d’armes au profit des « bons Argentins » contre les « délinquants »), complotistes (en critiquant le « marxisme culturel » induit par le multilatéralisme et l’action de l’ONU dans de nombreux domaines), tout en prônant des valeurs virilistes et anti-féministes (susceptibles d’aboutir à l’interdiction de l’avortement).

Un programme taillé à la hache (ou plus exactement  à la tronçonneuse que le candidat n’a cessée de brandir comme sa marque de fabrique tout au long de la campagne) qui a fait froid dans le dos à de nombreux économistes, hommes d’affaires locaux et acteurs de la société civile argentine. Mais des promesses qui ont su attirer une large majorité d’électeurs éprouvant un ras-le-bol à l’encontre des gestions successives des partis traditionnels qui n’ont su empêcher le naufrage actuel du pays, le summum du mécontentement social étant atteint en réaction à la gestion grandement déficiente de l’épidémie de Covid-19 et le confinement qui l’a accompagnée. De quoi susciter un engouement au premier venu défendant une vision « irresponsable et radicalement individualiste de la liberté ». Ce qu’a réussi à faire Milei.

L’Objet Politique Non Identifié qu’est Javier Milei devrait cependant s’autoréguler et se normaliser assez rapidement une fois la transition entre le candidat démagogue et le président effectivement aux affaires se sera effectuée, à compter du 10 décembre. La confrontation entre l’utopie libertarienne et l’impératif de réalité devrait se traduire par un brutal aggiornamento altérant la démagogie du discours initial. C’est le scénario que privilégie Pékin – ciblé violemment tout au long de la campagne –qui attend sereinement l’heure du retour au réalisme. D’autant plus que le Président ne disposera pas d’une majorité parlementaire. Sa formation La Libertad Avanza ne dispose pas de la majorité au Parlement (seulement 38 députés sur 257 et 8 sénateurs sur 72) et n’a réussi à faire élire aucun maire ni aucun gouverneur dans les 24 provinces, un handicap insurmontable dans un pays fédéral comme l’Argentine. Milei va devoir pactiser avec la « Caste » politicienne qu’il n’a cessé de stigmatiser tout au long de sa campagne.

Le phénomène Milei est-il exportable ?

Mais les pulsions « dégagistes », anti-étatiques et anti-progressistes qui ont déferlé en Argentine durant cette séquence électorale et le fol espoir placé dans un programme aussi excentrique apparaissent bien ancrées dans l’air du temps et pourraient se manifester ailleurs, face aux délicates transitions et impérieuses adaptations qui s’annoncent (de nature climatique, énergétique, technologique, démographique…).

Celles-ci vont engendrer de profondes remises en cause des modes de fonctionnement traditionnelles de nos sociétés. Dans ces moments de grandes perturbations, l’heure au simplisme idéologique binaire (amis vs ennemis ; purs vs impurs ; gentils vs méchants) est de mise avec ses prolongements autoritaires, conflictuels, conspirationnistes et complotistes, alors que les solutions efficientes ne peuvent être que complexes et reposer sur le plus large consensus possible.  Or, un tel cas de figure tend à se raréfier dans nos sociétés européennes de plus en plus « archipélisées », trop souvent fragmentées en communautés identitaires juxtaposées et donnant le sentiment de ne plus vivre que temporairement « ensemble ». En la matière, les horizons apparaissent réellement incertains.