Vers un monde de plus en plus mal assuré…

Vers un monde de plus en plus mal assuré...
Vers un monde de plus en plus mal assuré...
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L’Institute for Environment and Human Security (UNU-EHS) de l’université des Nations Unies, un des nombreux organismes de la galaxie onusienne, a publié le 25 octobre dernier un énième rapport mettant en lumière une série de points de basculement (tiping points) dont le franchissement, à échéance relativement brève, devrait s’avérer dévastateur pour nos sociétés et plus globalement, la planète. L’étude (Interconnected Disaster Risks Report 2023) liste six menaces majeures susceptibles de faire s’effondrer brutalement des systèmes (climatiques, alimentaires, technologiques, économiques) indispensables au fonctionnement de nos vies quotidiennes.

Les risques systémiques évoqués concernent des systèmes influant fortement les moyens de subsistance des populations (accélération des extinctions des espèces végétales et animales, épuisement des eaux souterraines, fonte des glaciers de montagne, répétition de vague de chaleur insupportable) mais aussi des activités humaines dont les conséquences mal anticipées pourraient s’avérer potentiellement catastrophique (accumulation des débris spatiaux et inassurabilité croissante de nombreux biens, actifs ou régions en raison de la fréquence des risques naturels pesant sur eux).

Le rapport de l’UNU-EHS insiste tout particulièrement sur deux points de bascule exclusivement de nature anthropique. Le premier concerne l’accumulation de débris spatiaux menaçant de créer des collisions en chaîne dans l’espace extra-atmosphérique. L’incapacité à nettoyer les abords de notre planète, et tout particulièrement les orbites basses, de la foultitude de débris accumulés depuis seulement un « gros » demi-siècle de présence humaine dans l’espace extra-atmosphérique fait craindre une multiplication des colissions entre débris à la dérive, parfois minuscules, et engins en activité, avec un effet multiplicateur (toujours plus de débris provoquant toujours plus de collisions avec des satellites toujours plus nombreux, cf. les projets de constellation de milliers de satellites de communication). Avec le risque à terme de rende l’orbite terrestre inutilisable pour de nombreuses activités dont nos sociétés sont désormais très dépendantes (communication, géolocalisation, observation , prévision météo..).

Le second point de bascule purement anthropique concerne la diffusion du principe d’inassurabilité, aux effets potentiellement très déstabilisateur pour l’économie globale et l’équilibre sociétale. Que recouvre ce drôle de concept ? La fréquence et la répétition de phénomènes météorologiques extrêmes (sensés être « exceptionnels » mais en passe de devenir la « norme ») et la gravité croissante des dommages qu’ils provoquent entraînent une augmentation considérable du nombre de sinistres et du montant de leurs indemnisations par les compagnies d’assurance. Une situation qui affecte leur solvabilité, sérieusement ébranlée par ces dérèglements climatiques à répétition. Selon l’étude de l’UNU-EHS, les dommages causés par les catastrophes météorologiques ont été multipliés par sept depuis les années 1970. Pour 2022, les pertes économiques mondiales sont estimées à 313 milliards de dollars à l’échelle de la planète selon l’étude. Pour sa part, le réassureur suisse Swiss Re évalue à 275 Mds$ le montant des dommages causés par des catastrophes naturelles sur l’ensemble de la planète cette même année. Des estimations « relativement » proches. Pour la France, l’addition se serait élevée à  plus de 10 milliards.

Le montant des sommes déboursées par les assureurs ne cesse de croître et aucune inflexion en la matière n’est à espérer, bien au contraire. Devant de telles perspectives, nombre d’assureurs envisagent de refuser d’assurer tout risque lié au dérèglement climatique en raison de leur fréquence trop élevée et de l’ampleur des dommages qu’ils génèrent, d’autant qu’ils doivent également couvrir d’autres risques systémiques en pleine croissance, comme la cybercriminalité ou les tensions géopolitiques.

Un tel renoncement peut concerner certains types de risques dans des régions trop régulièrement dévastées du fait de leur localisation géographique trop exposée. Quel assureur pourrait trouver un intérêt à assurer, sans hausse tarifaire phénoménale, contre le risque de submersion à Tuvalu ou à la Barbade ? Ou pour faire moins exotique, le long du littoral landais ou vendéen ? Car l’un des aspect les plus problématiques, en dehors de la hausse de la répétition des risques, est que des territoires qui semblaient protégés sont en passe de devenir des zones à risque. Dès 2015, à la veille de la COP21 qui devait déboucher sur les accords de Paris, Henri de Castries, alors PDG d’Axa, estimait ouvertement qu’un « monde plus chaud de 4° sera impossible à assurer ». Huit ans après, cela se confirme.

Les trois règles de base de l’assurance (disponibilité, accessibilité, abordabilité) sont ainsi en passe d’être battues en brèche par le refus des assureurs d’assumer des risques naturelles  dont la probabilité n’est plus cohérente avec les séries statistiques historiques et dont la fréquence ne va cesser de croître. Face à une telle évolution, les assureurs ne pourront que rehausser de manière très substantielle les primes d’assurance (les mettant hors de prix pour la plupart des clients) ou refuser d’assurer. En Australie, plus d’un demi-million d’habitations pourraient devenir non-assurables d’ici 2030, essentiellement en raison de l’augmentation des risques d’inondation. En Californie, la firme State Farm a décidé au printemps 2023 de se retirer du marché de l’assurance habitation dans le Golden State en raison de la multiplication des catastrophes naturelles le frappant à répétition (incendies, inondations, sécheresse, sans oublier le risque sismique). Une concentration de risques au pays de la Silicon Valley jugé plus assurable.

Comment vont réagir les propriétaires concernés ? Un tel renoncement de la part des assureurs va laisser un nombre élevé de populations sans filet de sécurité face aux événements climatiques qui se profilent. Et dans bien des pays, il est peu probable que la puissance publique, à Tuvalu comme à la Barbade, dispose de la capacité financière pour se substituer aux opérateurs privés. A terme, la couverture assurantielle, qui constituait un fondement de l’économie capitaliste, depuis l’émergence du concept d’assurance parmi les armateurs des cités marchandes italiennes au sortir du Moyen-Age soucieux de mutualiser le risque encouru lors de leurs expéditions maritimes, va se contracter. Avec des conséquences financières mais aussi sociétales potentiellement très déstabilisatrices. Le périmètre des risques assurés et de régions couvertes va perdre sa dimension universelle et se limiter à des activités rentables, au risque d’écorner le contrat social reliant assureur et assuré alors qu’il constitue une composante de la stabilité sociale dans les sociétés occidentales. Pourquoi continuer à s’assurer face à des risques bénins alors que les situations de catastrophe deviendront non assurables ? De nombreux assurés pourraient arrêter de se couvrir, y compris face à des risques mineurs, dans un souci de réduction des dépenses et de préservation du pouvoir d’achat mais aussi de méfiance (voire de rejet) à l’égard du pacte social. De tels prémices sont déjà observables, comme en témoigne le nombre croissant de personnes circulant en voiture sans assurance en France, faisant totalement fi de la législation. Longtemps circonscrit à l’Outremer, le phénomène se diffuse désormais largement en métropole. Le risque est réel d’assister à la fissuration du modèle assurantiel provoquant l’étiolement de son rôle social basé sur les principes de solidarité et de mutualisation. Un drôle de saut dans l’inconnu.