Découplage financier sino-américain : bons du Trésor américains et signal faible chinois

China is reducing its investment in the US public financial system.
Image générée par IA, ici DALL·E. "China is reducing its investment in the US public financial system."
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La Chine réduit discrètement ses investissements dans le système financier public américain. Cela illustre le découplage préoccupant des deux économies et fait redouter une confrontation directe à l’horizon 2030.

Les turbulences géopolitiques actuelles, de la guerre en Ukraine aux menaces pesant sur Taïwan en passant par la fragmentation en cours de l’économie mondialisée en blocs régionaux, l’émergence du Global South et l’élargissement programmé des BRICS, ne sont pas sans conséquence sur le système financier international. Dans ce domaine comme dans d’autres, on assiste à une transition entre un ordre établi depuis 1945 au profit des puissances occidentales mais de plus en plus contesté, vers une « nouvelle donne » aux contours encore imprécis. Une certitude cependant : la Chine entend y peser de tout son poids en tant que seconde puissance économique et financière mondiale, Pékin aspirant à se hisser à la première place d’ici 2049, date du centenaire de l’arrivée au pouvoir du parti communiste chinois.

Le paradoxe sino-américain : entre rivalité géopolitique et interdépendance économique

Au-delà des performances du modèle économique chinois et de ses aléas conjoncturels (actuellement, dans le contexte post-covid, la nécessité de relancer la consommation interne et de sécuriser le marché immobilier), l’aspiration de Pékin au leadership mondial se heurte à la résistance américaine. Washington – quelle que soit l’administration aux affaires, républicaine ou démocrate – multiplie depuis la seconde moitié de la décennie 2010, les mesures empruntées au « capitalisme de guerre » pour tenter de freiner l’ascension du Grand Rival. Depuis 2016, l’actualité sino-américaine est très régulièrement alimentée par l’annonce par la Maison Blanche de l’imposition de droits de douane et l’adoption de nouvelles limitations à l’exportation de semi-conducteurs ou de logiciels dans le cadre de la TechWar que se livrent Washington et Pékin dans le secteur de la High Tech. En dépit des salves répétées de sanctions américaines, Pékin a – jusqu’à présent – conservé son sang-froid et évité une escalade qui ne pourrait être que dévastatrice pour les deux protagonistes, et plus globalement pour l’ensemble de l’économie mondiale. La confrontation entre ces deux « éléphants » ne peut faire qu’une multitude de « victimes collatérales », dont l’Europe en particulier, spectatrice impuissante de ces rounds successifs.

La retenue de Pékin se traduit, dans les chiffres, par un étonnant paradoxe : en dépit des discours toujours plus musclés des présidents Trump et Biden, les échanges commerciaux entre les deux rivaux ne cessent de croître (690 Md$ en 2022) tandis que le déficit commercial bilatéral ne cesse de se creuser au détriment de Washington (- 383 Md$ en 2022). Quoi qu’en dise les faucons de Washington, les deux économies sont toujours très connectées et toujours plus interdépendantes. Le temps semble jouer inexorablement pour Pékin et le premier des deux qui dégainera (probablement Washington, au regard de la « culture de la violence » et l’attrait de la force qui guide la politique étrangère américaine depuis des lustres) et basculera dans une posture réellement conflictuelle provoquera – au-delà des dévastations directes provoquées par un affrontement militaire –  l’affaiblissement durable des deux protagonistes. Et nul ne peut dire au profit de qui…

L’intrication des économies des deux rivaux – outre l’intensité de leurs échanges commerciaux – a jusqu’à présent également été symbolisée par l’ampleur des investissements chinois en bons du Trésor américains. Une démarche qui a conduit Pékin à financer une partie significative du colossal déficit budgétaire permettant à Washington, en raison de son statut de première puissance mondiale, de vivre à crédit et d’engager de faramineuses dépenses militaires (813 Md$ sur l’année fiscale 2023) en bénéficiant de l’attractivité des bons du Trésor US considérés comme l’actif de réserve international le plus couru des financiers. De fait, la dette publique américaine n’a cessé de croître depuis le début du XXIème siècle, passant en deux décennies de 10 000 Md$ de $ à environ 35 000 Md$ fin 2022. Une somme mirobolante, détenue essentiellement par des investisseurs américains (Réserve fédérale, fonds de pensions, banques commerciales, entreprises, voire particuliers) mais pour plus d’un quart du montant total, par des investisseurs étrangers, asiatiques, européens, moyen-orientaux. Sur la même période, la dette publique fédérale US détenue par des intérêts étrangers est passée de 1700 à un peu moins de 7500 Md$ (7343 Md$ fin février selon les dernières données en date du Treasury International Capital). Celle-ci a connu une très forte progression entre 2008 et 2015, au lendemain de de la crise des subprimes, fleurtant même avec le seuil des 8000 Md$ au début de la décennie 2020. Parmi les plus importants détenteurs étrangers de cette dette, figure, devinez qui :  la Chine.

Une discrète stratégie chinoise d’exfiltration financière

A l’apogée de la « mondialisation heureuse, Pékin était, avec 1800 Md$ de dette publique US en poche au milieu de la décennie 2010, le premier détenteur mondial de bons du Trésor US. Pékin précédait même le fidèle allié japonais. Or, à compter de 2016, la Chine s’est engagée dans une dynamique lente, méticuleuse, subtile mais inexorable de délestage de ses valeurs américaines à moyen et longs terme (billets du Trésor, alias Treasury Notes ou T-Notes et bons du Trésor). En l’espace de 7 ans, Pékin s’est débarrassée de la moitié de ce type d’avoirs. La Chine est repassée en mai 2022 sous le seuil des 1000 Md$ et ne dispose plus, fin février 2023, « que » d’un peu moins de 850 Md$, l’écart ne cessant de se creuser avec le Japon redevenu N°1 en la matière. Sur les deux premiers mois de 2023, la Chine s’est encore délestée d’une vingtaine de milliards de$ de valeurs refuge américaines.

Une telle inflexion de la stratégie financière chinoise à destination des Etats-Unis est tout sauf neutre.  Certains analystes financiers occidentaux tendent à minorer le phénomène, n’y voyant que des mesures techniques résultant d’une appréhension purement rationnelle de la conjoncture économique outre-Atlantique et de ses effets mondiaux. Le retrait chinois fait écho à un repli similaire (mais plus récent) observable de la Réserve fédérale et des banques commerciales américaines, sans qu’il faille y voir un complot suicidaire visant à déstabiliser les finances fédérales. Pékin agirait comme un pur investisseur rationnel réagissant aux aléas des marchés financiers et à l’actuel resserrement monétaire aux Etats-Unis. Hausse des taux d’intérêt, inflation élevée et perspectives économiques incertaines à l’approche des élections de 2024 inciteraient tout bon investisseur à s’inquiéter de la baisse du rendement de ce type d’investissement. Certains, soucieux de se rassurer estiment même que la baisse des investissements directs chinois dans la dette fédérale serait compensée par des achats indirects, sous pavillon belge, via Eruclear, un dépositaire belge. En résumé, les investissements directs chinois sortiraient par la grande porte, pour revenir, en douce, par la fenêtre. 

Si des arguments techniques peuvent faire sens au gré de la conjoncture, l’ampleur et la régularité de la baisse tendancielle observable depuis une petite décennie dépassent le simple ajustement technique et doivent s’interpréter à l’aune du passif géopolitique croissant entre les deux pays. Le repli financier chinois débute en 2016. Le montant mensuel jusqu’à présent record de cette dynamique a été enregistré en novembre 2016, le mois de l’élection de Donal Trump, avec un « délestage » de 80 Mds, sorte de message « subliminal » au nouvel occupant de la Maison Blanche… L’année 2017 fut marquée par une reprise significative des achats chinois, pouvant s’interpréter comme un geste de bonne volonté mais non payé de retour au gré du durcissement du discours américain. Pékin devait en tirer toutes les conséquences et reprendre sa politique de repli à bas bruit et à petit feu, en prenant grand soin de se débarrasser avec doigté de ses actifs américains  sans que cela n’affole les marchés et que cela n’affecte le taux de change du yuan et déstabilise sa monnaie.

Fin 2022, Pékin ne détenait plus – officiellement – qu’environ 13% de la dette publique fédérale américaine dans des mains étrangères, soit moins de 4% de la totalité de celle-ci (contre un peu plus de 7% à l’apogée de l’intrication de leurs économies, au début de la décennie 2010). Pas de quoi déstabiliser le système financier US en cas de guerre commerciale entre les deux. La nature ayant horreur du vide, les ventes chinoises ont rapidement été compensées par des achats de dette américaine par des instituions financières ou bancaires, principalement européennes (Royaume Uni, Benelux, Suisse, la France détenant un peu plus de 180 Md$ de dettes US fin février, en recul d’une cinquantaine de milliards sur les 12 derniers mois). 

Une interprétation préoccupante de l’évolution des flux financiers sino-américains

Au rythme actuel (délestage de 180 Md$ au cours des 12 derniers mois selon les chiffres du Trésor US), et sans crise majeure conduisant à une accélération du phénomène, il faudra moins d’une petite décennie pour que Pékin se débarrasse, sans impact direct visible sur le système financier international, de la totalité de ce type d’investissements, ce qui nous renvoie à l’horizon 2030. A une période où, à en croire les récentes estimations de la CIA, l’appareil militaire chinois aura atteint un niveau lui permettant de concurrencer frontalement la puissance américaine, au moins en Asie de l’est et dans le Pacifique occidental. Le gel rapide par les pays occidentaux des avoirs russes au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, tout comme la mainmise US sur les avoirs de la banque centrale afghane au lendemain de l’arrivée au pouvoir des Talibans semblent avoir convaincu Pékin de la nécessité de retirer – avec discrétion mais diligence – ses actifs les plus exposés du système financier américain, afin d’éviter d’éventuelles saisies, ou pire, de contribuer « en dépit de son plein gré » à l’effort de guerre de son rival et possible futur adversaire.

Cet argent ainsi récupéré semble servir à acheter de l’or (de l’ordre d’une vingtaine de tonnes par mois depuis l’automne dernier, au cas où…). Les réserves en or de la Banque centrale chinoise dépasseraient ainsi les 2000 tonnes, début 2023. L’argent rentré des Etats-Unis pourra, par ailleurs, servir à consolider et diversifier les actifs chinois à l’étranger, hors monde occidental, en contribuant à financer les projets d’infrastructures relevant de la stratégie des « nouvelles routes de la Soie », mais aussi à amplifier les efforts de Pékin (et d’autres acteurs du Global South) en vue d’une dédollarisation d’une partie croissante des échanges mondiaux. L’alliance des BRICS, qui devrait s’élargir dans le courant de l’année à de nouveaux membres, caresse d’ambitieux projets en la matière.

Cette donnée technique relative au niveau de l’investissement chinois dans la dette fédérale US constitue un « signal faible » à suivre avec la plus grande attention. Son évolution semble conditionner, pour le meilleur ou le pire, l’évolution de la relation entre Washington et Pékin et témoigne du découplage, plus ou moins effectif, de leurs économies. On rappellera qu’en 2018, la Russie s’était débarrassée de l’intégralité de son stock de bons du Trésor américain (d’un « modeste » montant d’environ 100 Mds). On connaît la suite…  Le suivi attentif de ce paramètre devrait permettre de mieux cerner la « fenêtre temporelle » au cours de laquelle la compétition et la concurrence commerciale, technologique et diplomatique entre les deux géants vont céder la place au conflit direct.

Un indicateur (simple) et une fenêtre temporelle à avoir en tête pour tout entrepreneur européen opérant à l’international.