Les honorable lectrices et lecteurs de ce blog sont probablement toutes et tous féru(e)s de géopolitique. Mais savent-ils que leurs saines lectures, tout en les éclairant sur le poids réel des Philippines sur la scène indopacifique, la géopolitique du soja, le crush baby en Amérique latine ou les bouleversements que devrait générer la route maritime du Nord-Est sur les chaines d’approvisionnement de l’économie globalisée… (j’en passe et des meilleurs), pourraient leur permettre de gagner (beaucoup ?) d’argent en dehors de leurs activités professionnelles actuelles ? Comment ? En explorant les marchés de prédiction pour y parier, grâce à leur connaissance des affaires du monde, sur des événements géopolitiques !
Tenter de décrypter des horizons incertains et prévoir l’avenir constituent une occupation humaine de longue date. De multiples moyens ont été sollicités au fil des siècles, voire des millénaires : observation de la forme des nuages, des volutes de fumée, du vol des oiseaux dans le ciel, des entrailles d’animaux ; interprétation du tracé des lignes de la main ou de la disposition du marc de café au fond d’une tasse ; lancer d’osselets, tirage de cartes de tarot et recours à l’astrologie ; sollicitation de la Pythie de Delphes ou d’autres augures ou oracles… La liste est non exhaustive ! Au fil du temps, des approches moins empiriques ont vu le jour, reposant sur des connaissances mathématiques et la maîtrise des statistiques, sans oublier désormais le recours à l’intelligence artificielle, voire la psychohistoire, chère aux lecteurs d’Isaac Azimov et aux amateurs de science-fiction. Tout cela afin de satisfaire toujours la même finalité : prédire ce que le futur nous réserve, disposer d’un coup d’avance et, accessoirement, en tirer un avantage, qu’il soit stratégique, politique ou pécunier !
L’engouement actuel pour les marchés de prédiction
L’évolution technologique des deux dernières décennies a permis d’innover très sensiblement dans cette quête de la maîtrise des événements à avenir : exploitation des big data, puissance de calcul des ordinateurs, élaboration des blockchains et émergence de plateformes spécialisées ont conduit à la création de marchés de prédiction en temps réel et à l’échelle mondiale. Près d’une dizaine de plateformes peuvent être actuellement recensées : Kalshi, Myriade, Robinhood, Limitless, Crypto.com, Dérive BET, Predictl, Betfair Exchange, Manifold et surtout, la plus connue de toutes, et actuellement la plus puissante et la plus attractive, car la plus rémunératrice : Polymarket. A ces « pure players », s’ajoutent des plateformes de paris sportifs (Draftkings, FanDuel, BetMGM), en passe d’élargir leurs activités à ce nouveau champ d’opérations pour capter de nouveaux revenus.
Cet engouement pour le pari prédictif est planétaire. Il repose sur le goût, pour ne pas dire l’addiction, de nombreux humains pour l’adrénaline du jeu et le vertige du pari. Une telle dynamique s’explique également par le fait que les marchés prédictifs, par certains aspects, apparaissent plus « rigoureux » que les marchés boursiers, trop sujets à des comportements irrationnels, avec des envolées de cours reposant, parfois, sur du vent ou du sable : une tendance « irrépressible » surgie de nulle part, engendrée par un buzz médiatique plus ou moins spontané, un vrai faux scoop, les manœuvres d’un initié ou le pronostic d’un « trader gourou » jusqu’alors chanceux entraînant des foules d’investisseurs ou de boursicoteurs derrière lui, jusqu’au crash final. Car très souvent, une telle frénésie boursière s’achève dans la douleur, à la suite de l’éclatement d’une bulle spéculative.
Cette exposition à la volatilité contraste avec la simplicité de fonctionnement des marchés prédictifs, en particulier ceux dits « décentralisés », aux résultats binaires (« oui » vs « non ») avec lesquels on ne peut espérer gagner de l’argent que si l’on a fourni la bonne réponse à la question initialement posée. Les parieurs négocient directement entre eux par le biais de blockchains, et non avec une maison de courtage ou une officine de bookmakers qui centraliserait les paris. Les joueurs misent sur la probabilité d’occurrence d’événements futurs en achetant des actions binaires « oui » ou « non » liées à la survenue ou aux résultats d’événements économiques ou géopolitique (élections présidentielles ou d’un nouveau Pape, démission d’un Exécutif, dissolution parlementaire, fin d’une paralysie gouvernementale, escalade tarifaire, libération d’otages, invasion de territoire, coup d’Etat, guerre, cessez-le-feu…). Au terme d’une échéance donnée, le volume des paris et le montant des liquidités misées fixent la valeur finale du pari et le montant des gains empochés (ou des pertes subies). Longtemps, de telles pratiques – au-delà des simples paris sportifs proposés par des bookmakers – se limitaient à de rares événements : résultats des élections présidentielles américaines (sujets de paris depuis…. 1884) ou du palmarès des oscars, le tout pour des montants limités.
Mais les choses ont bien changé depuis environ une petite décennie. Il est désormais possible de miser sur une grande diversité de sujets : résultats sportifs encore et toujours, mais aussi données économiques (ex : taux d’inflation ou de chômage au 3 ème trimestre) et événements politiques, géopolitiques, technologiques, voire météorologiques, plus ou moins pertinents, du futur vainqueur de telle ou telle élection à l’attitude du président Trump dans sa guerre commerciale contre la Chine, en passant par la probabilité de l’annonce de nouvelles sanctions contre la Russie ou du niveau de menace d’invasion chinoise de Taiwan. Ces derniers jours, le « pari tendance » concerne le résultat des prochaines élections municipales à New York, avec la victoire (ou non) du candidat démocrate Zohran Mamdani, au profil si disruptif pour les élites US. Désormais, n’importe qui peut proposer un pari sur le thème de son choix, en établissant des règles et en fixant les conditions du contrat.
Parfois, les sujets sont plus « anecdotiques». L’un des paris les plus actifs du printemps dernier, ayant entraîné un volume d’échanges d’environ 200 millions de $, consistait à prédire si le président ukrainien Zelenski allait porter ou non un costume / cravate d’ici la fin de l’été, à l’occasion d’une future visite à la Maison Blanche, à la suite de sa cataclysmique entrevue initiale de février et des polémiques liées à sa tenue habituelle d’inspiration militaire portée ce jour funeste. La pertinence de ce pari ne saute pas réellement aux yeux mais a mobilisé nombre de parieurs et a donné lieu à un pataquès magistral, du fait d’une interprétation contestée du résultat, pas aussi « binaire » qu’attendu. Le chef d’Etat ukrainien est effectivement revenu « relooké » à la Maison blanche, le 18 août dernier, en portant une veste de costume lors d’un nouvel entretien avec le président Trump, mais avec une chemise noire boutonnée et sans cravate. Situation qui devait fournir un cas exemplaire de résolution ambiguë du pari et la contestation du résultat, finalement inversé, l’option « non » l’emportant au final.
Parfois, les questions sont encore plus ineptes. Ainsi des traders ont misé 4 millions de dollars au sujet d’une éventuelle confirmation par le gouvernement américain de l’existence d’extra-terrestres (l’option « oui » s’élevant, mi-octobre à 4% de chances….) !
La diversité des sujets sur lesquels parier s’est accompagnée d’un gonflement spectaculaire des volumes financiers engagés. Les montants se chiffrent désormais en dizaines, voire centaines, de millions de dollars ! Le volume des échanges, toutes plateformes confondu s’est même élevé à plusieurs milliards de $ lors de la dernière présidentielle américaine, qui fait figure de « pari des paris ». Mais la moindre élection, dans n’importe quel pays, peut mobiliser très aisément des mises de plusieurs millions de dollars. Alors qu’à la fin des années 2000, un gros parieur ne devait engager que quelques dizaines de milliers de dollars pour se hisser dans la catégorie des « Big Whales » (surnom donné aux très gros parieurs), un tel qualificatif s’applique désormais seulement à ceux en mesure de miser des dizaines, voire des centaines, de millions de dollars sur une question posée. Il faut avoir les épaules solides pour se permettre de perdre !
Une telle évolution, combinée à la sophistication des technologies utilisées (protocoles de blockchain, stablecoins, contrats intelligents, oracles assurant la vérification des données) et à leur relative facilité d’emploi, attirent un nombre croissant d’individus, aux profils et aux motivations variés : investisseurs professionnels ; parieurs compulsifs, simples joueurs avides d’une petite poussée d’adrénaline, geeks et autres technophiles aspirant à s’enrichir… Même si cette population est en passe de se diversifier, et de s’universaliser, en s’ouvrant largement vers l’Asie, où prospère depuis des temps immémoriaux une culture profondément ancrée des jeux d’argent, le « cœur historique » de cette communauté est constitué, d’hommes jeunes, plutôt blancs, majoritairement anglo-saxons, en tout cas issus de l’Anglosphère, maîtrisant statistiques et mathématiques tout en étant capables d’optimiser applications numériques et ressources informationnelles tout en ayant le goût du risque. Beaucoup d’entre eux sont, à la base, des joueurs de pokers et/ou parfois d’échecs, sachant analyser les contextes et anticiper le cours de la partie et le comportement des autres joueurs. Sans sombrer dans les affres de l’essentialisation gratuite, on constatera que de tels profils les rendent parfaitement compatibles avec l’air du temps, marquée par la présidence Trump II, la vague masculiniste et la diffusion de l’idéologie MAGA… Un détail qui n’en est pas vraiment un, comme nous allons le voir un peu plus loin !
Un moyen vraiment efficient pour mieux appréhender l’avenir ?
Ces marchés prédictifs de nature géopolitique « carburent » à l’actualité, laquelle ne s’arrête jamais à travers la planète, et permet aux parieurs les plus accros de satisfaire leurs addictions 24h /24 et 7j/7. Le « bon parieur » doit être en mesure d’agir avec rapidité face aux flux d’actualité, tout en sachant distinguer « fake news » et « indices faibles de haute valeur » et pondérer de manière efficace la fiabilité de ses sources d’information. Et cela en se préservant de tout favoritisme émotionnel, conduisant à parier sur l’issue que l’on souhaite personnellement à un événement (victoire des « gentils » sur les « méchants », sanctions contre les malfaisants, justice pour les victimes…) au détriment d’une approche cruellement réaliste, laissant objectivement augurer tout le contraire. Le dilemme classique entre le cœur et la raison mais qui se tranche dans ce cas précis par des montagnes d’argent (ou de pertes).
L’engouement actuel pour ces pratiques prédictives explique que les cotations de ces marchés mobilisant l’intelligence collective des parieurs tendent à surpasser les sondages traditionnels en termes de rapidité et de précision. Ils sont désormais considérés comme de précieux outils d’aide à la décision pour décideurs et investisseurs, ce qu’un nombre croissant d’études et de travaux académiques tend à étayer. Dans cette période de shutdown budgétaire à Washington, de nombreuses administrations américaines exsangues après avoir été passées à la moulinette du DOGE et décimées en terme de personnels, sont désormais incapables de produire des statistiques fiables depuis plusieurs semaines. Face à ce contexte chaotique, de nombreux « loups de Wall Street » ou d’analystes financiers cherchent à compenser l’actuelle paralysie gouvernementale US en s’appuyant sur les indices générées par les plateformes prédictives plutôt que sur des données officielles inexistantes ou partielles.
En agrégeant flux d’informations, analyses d’experts du domaine et « good feelings » de traders ou de parieurs expérimentés, la plateforme de prédiction génère une évaluation collective de la plausibilité de scénarii politiques ou d’hypothèses géopolitiques. Il est dès lors possible de calculer les cotes d’opinions – positives ou négatives – concernant la concrétisation du scénario ou de l’hypothèse questionnée. Les chiffres obtenus au terme de cette cotation sont , très souvent, considérés comme plus fiables que les résultats de sondages dont les résultats n’ont pas toujours la rigueur scientifique attendue, du fait de la persistance de biais dans la méthodologie utilisée, l’échantillon constitué ou les modalités de recueil des réponses, sans parler du secret des formules de pondération des sondeurs. Autant de limitations que la simplicité binaire du pari prédictif permet de minorer.
Parfois, la compilation des cotations donne lieu à des conclusions captivantes. Une analyse de Bloomberg, en date du 20 octobre dernier, portant sur le résultat de 300 questions soumises à pari sur Polymarket et relatives à l’action du président Trump (déploiement de la garde nationale dans certaines villes, sanctions contre la Russie, guerre commerciale contre la Chine..) démontre que parier systématiquement sur une reculade finale de Trump (le fameux syndrome TACO / Trump Always Chickens Out / Trump se dégonfle toujours) rapporterait 12% de rendement aux heureux parieurs, un rendement pratiquement comparable à la hause de l’indice vedette de Wall Street, le S&P 500 !
Ces marchés de prédiction seraient-ils donc une balise efficiente pour nous éclairer sur la voie du futur ? Pas réellement en fait, car leur essor actuel ne va pas sans poser de problèmes, de diverses natures. Ce que nous allons voir dans la seconde partie de cet article. A lire très bientôt !
