Le 1er janvier 2024 a marqué l’élargissement significatif du groupe des grands émergents, les BRICS, qui sont passés de 5 à 10 membres. Une dynamique entérinée lors du dernier sommet des chefs d’Etat du groupe, en Afrique du sud, fin août 2023. Mais un des postulants adoubé pour rejoindre ce club d’ambitieux émergents manque à l’appel : l’Argentine. Entre ce sommet de Johannesburg et le début de la nouvelle année, ont eu lieu des élections présidentielles en Argentine, aboutissant le 19 novembre à la spectaculaire victoire du candidat libertarien Javier Milei. Lequel, tout au long de sa campagne et durant ses premières semaines à la tête de l’Etat argentin, n’a eu de cesse de se positionner en champion de l’ultra-Occident et de vouer aux gémonies ses ex-futurs partenaires qui aspirent à mettre à bas le leadership occidental sur les affaires du monde. Milei n’a cessé, en particulier, de clouer au pilori deux d’entre eux, le Brésil et la Chine, par ailleurs principaux partenaires économiques de Buenos Aires, régulièrement qualifiés par ses soins, durant la campagne, de « communistes ».
La renonciation à la dernière minute de l’Argentine
Rien d’étonnant donc que l’une des premières décisions de politique étrangère du nouveau Président ait été d’envoyer, fin décembre, une lettre de rétractation de la candidature argentine à rejoindre ce club. Une telle lettre a le mérite de clarifier une situation devenue très complexe depuis l’annonce du résultat de la présidentielle argentine. Le risque était réel de voir cette spectaculaire vague d’adhésion sabotée par l’arrivée d’un membre perpétuellement grincheux et ouvertement hostile aux objectifs affichés par ses autres partenaires, tout particulièrement leur volonté de dédollarisation des échanges commerciaux internationaux. L’adhésion d’un nouveau membre affichant haut et fort sa volonté de dollariser sa propre économique aurait eu un effet gaguesque. La rétractation de dernière minute de Buenos Aires écarte le scénario catastrophe d’un imbroglio diplomatique de première grandeur dans lequel le président Milei serait devenu, toute chose étant égale par ailleurs, une sorte de « super-Orban », super empêcheur de tourner en rond au sein de cette communauté d’émergents.
La confirmation de la non-adhésion argentine constitue donc, paradoxalement, un point plutôt positif pour les autres membres des BRICS qui n’auront pas à devoir gérer un partenaire structurellement dissident, toujours en pointe pour tenter de freiner leurs initiatives. Le fait que la présidentielle argentine ait eu lieu quelques semaines avant la date d’adhésion constitue donc un « coup de chance ». Un scrutin programmé quelques semaines plus tard aurait engendré un embrouillamini de première classe, susceptible de donner un brutal coup de frein à la dynamique que connait le groupe ces dernières années. Mais une dynamique déjà bien fragile en raison du profil hétéroclite de ses membres essentiellement liés par une commune hostilité à l’hégémonie occidentale.
Reste à savoir si ce « refus de saut » argentin sera positif pour l’Argentine ou si le pays ne s’est pas tiré une balle dans le pied en refusant, au dernier moment, de monter dans le train. Le nouvel exécutif devra, d’une manière ou d’une autre, « gérer » ses liens économiques et politiques jusqu’alors étroits avec son voisin brésilien et son partenaire commercial, principal investisseur et bailleur de fond chinois. Ce « reformatage » incontournable de la relation bilatérale avec ses deux principaux partenaires ne s’annonce pas aisée, d’autant que le contexte politique et social interne ne devrait cesser de se tendre. Ces craintes ont été concrétisées par les vives réactions suscitées par le premier train de mesures annoncé, le 20 décembre, via un « méga-décret » de dérégulation de l’économie, long de 300 articles. Une journée de grève nationale (la première d’une longue série ?) est programmée pour le 21 janvier. La probabilité apparaît élevée qu’au terme de quelques mois de fortes agitations sociales (potentiellement ponctuées de violences) et de guérilla juridique à l’encontre du « choc libéral » prôné par les nouvelles autorités, sur fond de durcissement sécuritaire, le président Milei, faute de soutien avéré et concret de ses modèles idéologiques et de ses alliés stratégiques « naturels » (Etats-Unis et Israël, bien accaparés par d’autres dossiers urgents), ne soit contraint d’aller à Canossa et de renouer le contact avec Brasilia et Pékin. L’interaction entre l’idéologie libertarienne et la « sinistre » réalité s’annonce complexe et douloureuse pour le président argentin et ses proches.
Un nouvel élan pour les BRICS+
Débarrassé de ce potentiel « boulet » argentin ; le club des émergents désormais étiqueté BRICS+ (le terme historique « BRICS » n’ayant plus de sens depuis les 5 adhésions du 1er janvier) devra se trouver un nouveau nom et surtout s’engager sur divers projets de coopération (ou du moins, a minima, de collaboration). Cela devrait se traduire par la mise en place de nouvelles institutions communes, au-delà de leur banque de développement déjà existante, la New Development Bank (NDB). Il en fait guère de doute que cette alliance élargie va accentuer ses efforts pour peser plus fortement sur les affaires du monde. Elle compte bien affirmer une voix singulière et proposer des voies alternatives à celles proposées par les Occidentaux. En dépit de sa composition hétéroclite, combinant régimes autoritaires (Chine, Russie, Arabie saoudite, Iran..) et démocraties électorales plus ou moins fonctionnelles (Brésil, Inde, Afrique du sud), ce nouvel ensemble élargi pèse, rappelons-le, près de la moitié de la population du monde, plus d’un tiers du PIB mondial et plus de la moitié des réserves d’hydrocarbures de la planète. De quoi en imposer face au G7. Difficile désormais d’ignorer un protagoniste de la scène internationale disposant de tels atouts…
Si les BRICS+ ne sont pas parvenus à s’accorder sur une position commune au sujet du drame de Gaza (la posture dure anti-israélienne de l’Afrique du Sud se heurtant à l’attitude prudence de la Chine et de la Russie et du soutien affichée de l’Inde à l’Etat hébreu), l’actuelle crise en mer Rouge, extrapolation navale du conflit de Gaza, pourrait, à ce titre, constituer un premier terrain d’expérimentation de cette gestion alternative des affaires du monde.
En se dégageant d’une vision occidentalo-centrée, cette crise de la mer Rouge est – pourrait-on dire – « faite » pour le club émergent. Trois de ses membres sont parties prenante, par proxies interposés, de la guerre civile yéménite qui sert de matrice initiale au harcèlement naval des Houthis contre la navigation au large de leurs côtés : Arabie saoudite et Emirats arabes unis d’un côté, Iran de l’autre. Deux autres membres, l’Egypte et l’Ethiopie, sont voisins de la zone de tensions et très dépendants économiquement de la sécurité du trafic maritime en mer Rouge par lequel passe l’essentiel de leurs commerces extérieurs. Un membre historique du club, la Chine, est le principal exportateur mondial et le premier utilisateur de cette voie maritime et se doit d’assurer la sécurité des liaisons maritimes Asie / Europe, cruciale pour son économie. Deux autres historiques, Russie et Inde, ont également des intérêts régionaux, stratégiques et économiques affectés par ces tensions et souhaitent un retour rapide au calme dans ces eaux. Seuls l’Afrique du Sud et le Brésil ne sont que marginalement impactés par ces événements. Tout semble réuni pour que le « club » insiste auprès de Téhéran pour demander à ses turbulents alliés locaux de « calmer le jeu ».
De telles initiatives devraient se répéter à l’avenir sur un nombre croissants de dossiers internationaux alors que l’influence occidentale n’est plus ce qu’elle était et ne cesse de pâlir ces dernières années. Une perte de crédit de l’Occident aux yeux d’une bonne partie du reste de la Planète résultant de la lâcheté, la partialité, l’aveuglement ou l’incompétence de ses dirigeants. Les sujets à débattre ne manquent pas, des règles de fonctionnement des institutions de Bretton Woods à la composition du Conseil de sécurité des Nations unies, en passant par la gouvernance de la crise climatique, la fiscalité mondiale ou la gestion des crises géopolitiques en cours… Si l’Argentine renonce à se joindre à ce mouvement, ses « ex-futurs partenaires » semblent bien décidés à aller de l’avant et contribuer à reformater à leurs avantages la scène internationale. La partie ne fait que commencer.