Intempéries : l’exceptionnel d’aujourd’hui sera la norme de demain.

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Petites leçons tirées des pérégrinations d’Hélène et Milton en Floride et autour.

Helen, Milton, Boris, Kirk, Krathon, Yagi, Bebinca… Ce ne sont pas les noms de membres d’un groupe de K-Pop faisant actuellement le buzz sur les réseaux sociaux parmi la génération Z ou A. Il s’agit, plus dramatiquement, de quelques uns des trop nombreux événements météos exceptionnels ayant frappé l’Asie, l’Europe ou la zone Caraïbe et l’Amérique du Nord ces toutes dernières semaines. De telles intempéries – cyclones, typhons, ouragans et, pour les moins violentes, « simples »  tempêtes post-tropicales –  n’ont rien d’étonnant à cette période de l’année. Mais cette saison cyclonique apparait, à de nombreux points de vue, exceptionnelle. Le « hic » concerne leur force, en faisant trop souvent des intempéries monstre,  et surtout, leur fréquence. Octobre 2024 a ainsi été marqué, en Atlantique, par la présence simultanée, jamais observée jusqu’alors, de trois cyclones (Milton, Leslie et Kirk). Un simple hasard statistique ou la preuve évidente d’une évolution climatique bien plus préoccupante ?

 

Une saison cyclonique tout à fait inhabituelle

 

Cette situation inhabituelle peut en partie s’expliquer par l’élévation de  la température des océans, un des multiples aspects du changement climatique en cours. Les océans en surchauffe libèrent davantage de vapeur d’eau qui fournit un surplus d’énergie aux typhons, ouragans, cyclones ou tempêtes. A cela, s’ajoute le réchauffement de l’air, qui favorise la rétention d’eau dans l’atmosphère (jusqu’à 7% en plus par degré Celsius de réchauffement), et entraîne des précipitations extrêmes. Dans certains cas, cette combinaison de facteurs génère un processus cyclonique, même si les scientifiques ne maîtrisent pas encore parfaitement la modélisation de tels événements qui demeurent encore, par bien des aspects, mystérieux. Percer une telle énigme afin de pouvoir anticiper de telles catastrophes constitue un des enjeux scientifiques majeurs des années à venir car les choses ne vont pas s’arranger au regard des tendances mises en lumière par les climatologues. A l’avenir, les saisons cycloniques s’annoncent toujours plus actives du fait du réchauffement attendu, les cyclones devenant plus puissants et plus étendus (en durée et en surface parcourue), ce qui devrait leur offrir  « plus d’élan » avant d’atteindre les côtes et y provoquer plus de dégâts.

Une telle hypothèse laisse augurer que les environnements climatiques tropicaux, propices au développement des cyclones, devraient se propager vers des latitudes plus septentrionales en Atlantique nord et se rapprocher de l’Europe, sous forme de tempêtes post-tropicales. Avec la menace, pour le Vieux-Continent, de subir de plus en plus fréquemment des reliquats de cyclones tropicaux, sur le modèle de la tempête Kirk qui a frappé la France début octobre 2024. En la matière, le futur climatique (agité) qui nous attend se dévoile ponctuellement sous nos yeux. Le lien entre ces événements climatiques exceptionnels et le réchauffement climatique est désormais clairement établi par des travaux de réseaux d’experts spécialisés  (cf. World Weather Attribution ; Climate Central…).

Ces précipitations extrêmes observées dernièrement en Amérique du Nord et en  Europe,  sans oublier les supertyphons ayant dévasté l’Asie de l’Est et les inondations survenues en Afrique sahélienne ou centrale contrastent avec la sécheresse sévère qui accable le bassin amazonien et entraîne des incendies dévastateurs et des pénuries d’eau au Brésil, Bolivie, Equateur ou Colombie. De tels écarts illustrent l’évolution chaotique du cycle de l’eau, qui oscille selon les régions entre surabondance ou pénurie, ainsi que le souligne le dernier rapport de l’Organisation Météorologique Mondiale, publié début septembre. La hausse des températures conduit à une accélération (et serait-on tenté d’écrire une « dérégulation ») du cycle hydrologique, en passe de devenir toujours plus instable et imprévisible.

Emergent ainsi, plus ou moins temporairement sous nos yeux, des sortes de « capsules du futur », des événements aujourd’hui exceptionnels mais qui  seront la norme dans 10 ou 15 ans. La température moyenne de septembre 2024 (16,17°C) s’avère, à l’échelle mondiale, 1,54°C plus chaude qu’un mois de septembre normal dans le climat préindustriel (1850-1900). Et il est fort probable, sur la base des données observées depuis le début de l’année, que 2024 devienne l’année la plus chaude jamais mesurée  et surtout, la première année calendaire dont la température moyenne devrait franchir le seuil des +1,5° fixé par les Accords de Paris par rapport aux températures moyennes enregistrées durant la période préindustrielle. Une « première » qui serait ainsi atteinte plus d’une décennie en avance par rapport aux estimations des experts du GIEC.

Dans un tel contexte titre, l’observation des cyclones Helene et Milton qui ont frappé à une dizaine de jours d’intervalle le littoral du sud-est des Etats Unis (Floride, Caroline du Sud et du Nord et Géorgie) et son hinterland immédiat (le sud des Appalaches) permet de mettre en lumière plusieurs problématiques générées par le télescopage entre de telles manifestations du changement climatique et certaines tendances lourdes s’inscrivant dans d’autres registres prospectifs. Au moins trois d’entre elles méritent que l’on s’y attarde, à savoir des vulnérabilités liées à l’électrification de l’économie ; des contraintes en matière de gestion de crise liées au vieillissement des populations ; et la malfaisance des « vérités alternatives digitales » qui ont proliféré, sans grande régulation, sur les réseaux sociaux en situation d’urgence.

 

Evolution cyclonique et électro-dépendance

 

Les effets (néfastes) du changement climatique en matière cyclonique vont se télescoper avec les efforts de décarbonation de l’économie mondiale, démarche impérative pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cette modification du mix énergétique mondial vise à réduire au maximum le recours aux énergies fossiles pour miser sur l’électrification de nombreux secteurs de l‘économie. A cet impérieux besoin d’électrification de larges pans de l’économie existante, va s’ajouter la nécessité de satisfaire les besoins électriques de base d’une population mondiale toujours en plein essor (compter environ un bon milliard et demi de nouveaux potentiels consommateurs d’ici 2050, pour atteindre les 9,5 milliards d’habitants à cette date). Mais ce n’est pas tout. Il va falloir également parvenir à faire face aux besoins toujours plus énergivores de la transition numérique qui va s’opérer en parallèle (essor tout à la fois de l’IA, des datacenters, du cloud, de l’e-commerce, des cryptomonnaies, de la 5 et 6G, du gaming et du streaming…). L’économie, en général, et la vie quotidienne d’une grande partie des humains vont toujours plus dépendre d’un accès pérenne à l’électricité, pour travailler, consommer, se divertir, se chauffer, se rafraîchir, vivre…

Mais cette électro-dépendance (pour ne pas dire électro-addiction) pourrait être sérieusement et fréquemment mise à mal par les aléas climatiques, et tout particulièrement les saisons cycloniques trop « intenses ». La récurrence et la force croissante des événements météo exceptionnels vont, de manière récurrente, menacer le bon fonctionnement du secteur électrique. En impactant, parfois, certains sites de production à la localisation trop vulnérable, mais surtout, en dégradant, trop régulièrement, le réseau de distribution du courant électrique.

Hélène et Milton ont conduit, à l’arrêt quasi-totale de pans entiers de l’économie de plusieurs Etats américains pendant plusieurs jours, voire semaines dans certains territoires. Avec des répercussions aussi vastes qu’inattendues, qui se sont matérialisé bien au-delà des zones d’impact. Ainsi, au lendemain d’Hélène, les Etats-Unis sont menacés par une pénurie de liquides intraveineux, très utilisés en milieu hospitalier pour la réhydratation des patients, en raison de la fermeture pour plusieurs semaines de la principale unité de fabrication localisée à North Cave (Caroline du Nord) de Baxter International, un important fournisseur de produits de santé.  Un site qui produit 60 % des besoins quotidiens américains de ces liquides si vitaux.  Plus directement, plus de trois millions de Floridiens ont été privés d’électricité pendant plusieurs jours par Milton, et forcés (certes temporairement) à partager le sort quotidien de très nombreux habitants de Conakry, Kinshasa ou Dakar. Finis la lumière, l’air conditionné, le réfrigérateur, le téléphone mobile (une fois la charge de la batterie épuisée et sans moyen de la recharger), la télé, Internet… Difficile dans ces conditions de remplir les demandes d’allocations d’aide à la FEMA, l’agence fédérale dédiée aux situations d’urgence et à l’aide aux populations. Il faut les remplir .. en ligne. Comment le faire sans électricité et Internet ?

Les vents violents générés par les événements cycloniques mettent à bas lignes électriques et poteaux de distribution tandis que les pluies diluviennes peuvent provoquer l’inondation de sous-stations électriques, plongeant alors brutalement des milliers ou dizaines de milliers d’abonnés dans l’obscurité et l’inactivité. L’économie numérique n’aime pas les supertyphons ! Si la remise en état des lignes électriques et le redressage des poteaux nécessitent essentiellement de la main d’œuvre (pour peu que les compagnies d’électricité n’aient pas taillé dans les effectifs sous couvert de recherche de rentabilité), la remise en état de sous-stations inondées peut s’avérer un exercice plus délicat, et nécessiter le changement de nombreux équipements, tache qui va demander du temps et engendrer des coûts. Ces perturbations peuvent certes être atténuées par la constitution de stocks préventifs permettant d’anticiper de telles situations chaotiques. Mais ces précautions peuvent-elles fonctionner si deux intempéries monstre se succèdent  à quelques semaines d’intervalles, comme a été le cas récemment en Floride ?

Il existe bien entendu une foultitude de mesures de mitigation (enfouissement des lignes, durcissement du réseau, usage local de générateurs…). Mais elles sont coûteuses. Et même pour un pays riche et développé comme les Etats-Unis, il n’est guère assuré qu’elles puissent être concrètement déployées sur l’ensemble de leur territoire, au-delà de la sauvegarde prioritaire de quelques grands centres urbains jugés cruciaux, en fonction d’arbitrages  aussi opaques  que délicats à assumer. Pour le reste, il faudra s’adapter et se montrer résilient, en anticipant une « vie Bis peu électrifiée » ou un « Plan B moins électro-dépendant ». Pas certain que grand monde appréhende à sa juste mesure, ce que cela implique réellement dans son quotidien…

 

Gestion de crise cyclonique et vieillissement de  la population

 

Les effets cycloniques dévastateurs du changement climatique vont également se télescoper, du moins en Occident et en Asie de l’Est, avec le vieillissement programmé de la population. Ce cas de figure a pu s’observer à l’occasion des pérégrinations de Milton à travers la Floride, sa trajectoire ayant touché terre à proximité de l’agglomération de Tampa Bay et ses plus de 3 millions de résidents. Cette zone est connue pour constituer depuis des décennies une zone de résidence privilégiée pour retraités (blancs), attirés par le charme du soleil et des eaux chaudes (mais aussi des ouragans qui vont avec..).  Une population très dépendante, peu mobile, qui nécessite de multiples prestations de care en temps normal et s’avère très vulnérable aux événements climatiques exceptionnels. De quoi poser de sérieux problèmes aux autorités en cas d’évacuation massive en prévision d’un ouragan dévastateur.

Là où une population jeune peut agir de manière autonome pour évacuer, sur de brefs délais, son domicile ; supporter des heures d’embouteillage sur les axes routiers surchargés pour gagner des  zones sécurisées ; parvenir à se procurer du carburant  pour continuer, coûte que coûte, sa route ; se débrouiller pour réserver des logements ou se satisfaire de conditions d’accueil « rustiques », dans un stade, un hangar, un gymnase  ou faire face pendant de longues heures au manque d’eau, de nourriture ou d’électricité ;  une population plus âgée, voire très âgée, sera moins agile à relever de telles contraintes. Une situation qui va nécessite de disposer de moyens matériels et humains importants pour prendre en charge cette population dépendante durant ces périodes critiques .

Si la gestion de l’ouragan Katrina en Louisiane, en 2005,  avait été marquée par une forte ségrégation sociale et raciale au détriment des populations pauvres et noires, la gestion de Milton en Floride a laissé entrevoir un risque de ségrégation générationnelle, les Millenials et autres Génération Z pouvant évacuer d’eux même les zones menacées, les Boomers les plus âgés (mais aussi sans doute les moins fortunés) étant condamnés à rester chez eux et à jouer à une sorte de « roulette russe météorologique » à défaut de bénéficier de suffisamment de moyens adéquats pour les évacuer.

Fort heureusement, le scénario du pire ne s’est pas produit. Milton n’a pas dévasté Tampa de plein fouet, ayant infléchi sa course pour toucher terre à une trentaine de km plus au sud. Il a ainsi évité les zones les plus urbanisées, sans entraîner la submersion marine redoutée. Milton a néanmoins généré de nombreuses tornades qui ont occasionné de multiples dégâts à l’intérieur des terres et une quinzaine de victimes. Durant ces heures de fortes tensions, la région de Tampa, en tant qu’oasis dorée du 3e âge, a constitué une sorte de laboratoire expérimental préfigurant l’évolution du monde occidental face aux événements extrêmes susceptibles de survenir au cours des trois prochaines décennies. Imaginons l’urgence de devoir évacuer Nice et ses alentours en raison d’une alerte au tsunami en Méditerranée. Comment procéder face aux contraintes induites par la présence massive de populations âgées installées sur les rives ultra-urbanisées de la Côte d’Azur ? La pris en compte de ce facteur générationnel « silver» va constituer un casse-tête pour les autorités et un élément de complexification concernant l’allocations des moyens humains et matériels en situation d’urgence. Avec à la clef, des arbitrages « délicats » à trancher. A moins d’envisager des solutions radicales, totalement dystopiques… Mais nous n’en sommes pas (encore ?) là….

 

Crise cyclonique et gestion (malfaisante) de l’information

 

Les effets dévastateurs d’Helene et de Milton se sont également télescopés avec la prolifération sur les réseaux sociaux non régulés de fakenews et autres rumeurs (délirantes) mettant en cause l’organisation de secours et la réalité des faits. Cet énoncé de vérités alternatives, parfois formulées directement par Trump lui-même et son acolyte Elon Musk,  n’a pas manqué de conditionner les esprits les plus faibles, radicaliser certains comportements sur le terrain, en pleine situation d’urgence, et susciter des polémiques électoralistes mal venues à quelques semaines des élections présidentielles de novembre. Le sort de ce scrutin s’est – peut-être – (déjà) joué dans les décombres de quelques comtés ravagés de Floride ou de Caroline du Nord, deux de principaux Swing States du scrutin de l’automne 2024.

Cette malfaisance numérique a largement proliféré sur X, encouragée par les penchants trumpistes d’Elon Musk et sa (funeste) décision de réduire drastiquement les moyens de régulation et de facts checking de son réseau social. Dès lors, rien d’étonnant à ce que les limites du bon sens et de la mauvaise foi aient été allégrement dépassées par la mouvance MAGA (Make America Great Again). Aux vagues dénonciations initiales critiquant la « mauvaise » gestion de crise de l’Administration Biden, devaient très rapidement succéder des thèses complotistes de plus en plus loufoques en plein contexte préélectoral. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons quelques exemples   : fourniture d’aide privilégiée aux migrants clandestins au détriment des honnêtes citoyens américains ; gestion dysfonctionnelle des secours par l’agence fédérale FEMA ; enfouissement de cadavres à l’aide de bulldozers à Chimney Rock (Caroline du Nord) pour effacer les traces des dévastations subies par les communautés rurales des « vrais » patriotes américains  et appel – sur X –  à la constitution de milices armées locales pour s’opposer à une telle vilenie ;  manipulation de géo-ingénierie climatique par les Démocrates pour créer artificiellement ces ouragans qui ont dévasté en priorité des bastions électoraux trumpistes (sans aucune référence au rôle des pétroliers texans dans le réchauffement climatique)  ou, selon une variante plus géo-économique ;  pour vider de leurs habitants des zones riches en gisements de lithium utilisé pour la fabrication de batteries de voitures électriques (profondément honnies par les tenants de la mouvance MAGA qui ne vénèrent que le bon vieux moteur thermique)… A cette « avalanche de mensonges » pour reprendre l’expression du président Biden, rajoutons les nombreuses images générées par IA qui ont décliné la thématique de valeureux patriotes US malmenés par une administration fédérale inefficace, sans cœur et corrompue.  Atterrés par la bêtise de certaines thèses complotistes, certains commentateurs républicains y ont vu une campagne organisée par la Russie. Mais nul doute que toute cette agitation médiatique ne débouche sur des conséquences bien réelles le jour du vote.

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Les dommages provoqués par Hélène et Milton ne se limitent pas à déplorer plusieurs centaines de vies humaines perdues et des dizaines, voire plus, milliards de dollars de dégâts matériels et de pertes d’activités (la firme de prévision météo AccuWeather estimant que Milton aurait causé jusqu’à 180 milliards de dollars de pertes économiques et Helene jusqu’à 250 milliards de dollars).

Ce pourrait bien être également les fondements de la Démocratie américaine qui aient été déracinés au terme de cette saison en enfer cyclonique !