Nouvelle liaison express Asie / Europe en Arctique : un game changer pour le transport maritime mondial ?

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Au terme d’un été marqué par une impossible paix en Ukraine, la poursuite du massacre en toute impunité et à petit feu de la population de Gaza et la capitulation européenne face aux diktats tarifaires du président Trump, le tout rythmé par l’instabilité politique chronique en France ; un événement – un exploit nautique – largement ignoré des médias mainstream, est venu ponctuer la fin de la période estivale. Une « performance » discrète mais qui annonce des bouleversements majeurs dans l’arène géopolitique et géoéconomique mondiale et qui devrait impacter le quotidien de bine des entreprises à l’horizon 2030/2035.

Regain d’attractivité de la Route maritime du Nord-Est

Début septembre, le porte-conteneurs Istanbul Bridge, battant pavillon libérien mais exploité par la compagnie chinoise Haijie Shipping Company, a effectué un passage transcontinental complet depuis la mer de Norvège jusqu’au détroit de Béring en l’espace de 7 jours (dont 6 pour la seule partie russe du trajet) via la fameuse route du Nord-Est (Northern Sea Route / NSR) qui longe les côtes de Sibérie. Une route pleine d’embûches mais qui permet de raccourcir de 30 à 40% la distance des liaisons maritimes entre l’Europe et l’Asie.

L’information en tant que telle ne paye pas de mine, de prime abord. Cette voie maritime a été explorée dès le XVIIe siècle et ouverte à la navigation, de manière saisonnière, par les Soviétiques au début des années 30, avant de connaitre de nombreuses vicissitudes tout au long du XXe siècle, Guerre froide et implosion de l’URSS obligent. Elle est cependant réexploitée de manière régulière depuis le début des années 2010 sous le double effet du réchauffement climatique (qui réduit l’étendue et l épaisseur de la banquise et rallonge la période de navigation sans glace) et de la mise en exploitation de ressources énergétiques et minières situées en Océan arctique et en Sibérie (Yamal, Varenday, Sabetta…). Il s’en est suivi une croissance régulière de la navigation commerciale dans ces zones boréales, même si les passages intercontinentaux complets (liaison Atlantique / Pacifique) demeurent rares, de l’ordre de quelques dizaines par an. L’essentiel du trafic s’avère intra-russe ou n’emprunte qu’une partie du trajet pour acheminer gaz ou minerais arctiques et sibériens vers les marchés européens ou chinois. Outre des navires scientifiques ou des bâtiments militaires, ces eaux ne sont donc fréquentées que par des pétroliers, des méthaniers et des minéraliers ou des cargos acheminant des équipements servant à l’exploitation de ces gisements du bout du monde. Ce n’est que ces toutes dernières années que des porte-conteneurs s’y sont aventurés.

Depuis le début de la décennie 2020, plusieurs armateurs chinois (Sea Legend Shipping, Fujian Huihai Shipping Co Ltd, Newnew Shipping, Yangpu Newnew Shipping Co.,Ltd, Haijie Shipping Company, …) ont ainsi commencé à assurer des liaisons entre l’Asie à l’Europe (ou l’inverse) durant la période estivale. Près d’une vingtaine de passages de porte-conteneurs ont été enregistrées en 2024 (certains ne disposant même pas de certification glace), acheminant plusieurs dizaines de milliers de conteneurs d’un continent à l’autre. Le trafic s’annonce relativement similaire pour l’été 2025. Mais ce volume demeure marginal à l’échelle du transport maritime mondial. En 2023, 35 millions de tonnes de marchandises ont été acheminés par la route du Nord-Est contre 1,6 milliard de tonnes ayant transité par le canal de Suez !

L’autre route arctique, celle du Nord-ouest (Northwest Passage /NWP), serpente entre la banquise et les innombrables îles et péninsules du Grand Nord canadien avant de longer les côtes septentrionales de l’Alaska et déboucher dans le Pacifique via le détroit de Béring. Elle nécessite de franchir plusieurs passages et détroits très « piégeux » et s’avère beaucoup plus difficile à maîtriser en termes de navigation. Pour preuve, le récent échouage du cargo de classe glace 1A Thamesborg opéré par l’armateur néerlandais Wagenborg, lors d’une liaison Chine / Québec, le 6 septembre dernier, dans le détroit de Franklin, lequel sépare l’île du Prince de Galles de la péninsule Boothia, dans le Nunavut. Un incident, sans gravité pour l’équipage et l’écosystème local mais qui rappelle la dangerosité élevée de cette route maritime, de ce fait très peu utilisée.

L’exploit nautique de l’Istanbul Bridge

C’est dans ce contexte qu’est intervenue la traversée de l’Istanbul Bridge, parti de Saint Pétersbourg le 18 août dernier pour arriver à Quindao le 11 septembre, au terme de 25 jours de navigation. Sa  traversée cumule plusieurs « premières » qui laissent augurer – de manière très concrète et plus seulement théorique – des chamboulements de grande ampleur à venir dans l’organisation de l’économie mondialisée et la structuration des chaînes de valeur de nombreux secteurs d’activités.

L’Istanbul Bridge est un porte conteneur de format Panamax (capable de franchir les écluses du canal de Panama). Il est le premier bâtiment de cette catégorie à s’être aventuré dans les eaux arctiques, puisqu’il avait déjà effectué une traversée initiale à l’été 2024 sous le nom de Flying Fish 1. Long de 294 mètres, il peut emporter 4890 TEU (Twenty-foot Equivalent Unit, conteneur standard de 20 pieds / 6,1 mètres de long, encore appelé EVP / Equivalent Vingt Pieds en français), soit une capacité d’emport bien supérieure aux porte-conteneurs observés jusqu’à présent sur cette route maritime (1500 à 3500 TEU selon les navires, en moyenne). Toutefois, cette capacité d’emport reste bien inférieure à ce que peuvent emporter les « mastodontes » qui opèrent sur la route habituelle Asie / Europe (via Malacca, Bab-el-Mandeb, Suez), certains bâtiments frôlant désormais une capacité de 25 000 TEU : près de 5 fois la capacité d’emport de l’Istanbul Bridge.

Il n’en demeure pas moins – qu’à ce jour – celui-ci est le plus gros porte-conteneurs à avoir emprunter la route maritime du nord-est. C’est aussi le plus rapide, en ayant franchi la distance mer de Norvège / détroit de Béring en à peine 7 jours, tout en s’affranchissant de l’escorte d’un brise-glace ou des contraintes découlant de l’intégration à un convoi.

Sa vitesse moyenne durant sa traversée a été de 18,4 nœuds (contre 20 à 25 nœuds en moyenne pour les trajets habituels via Suez et entre 10 et 12 nœuds, au mieux, jusqu’alors dans les eaux arctiques), parvenant à maintenir une vitesse moyenne de près de 15 nœuds le long des côtes sibériennes en dépit de la présence persistante de glace en mer de Sibérie orientale et en mer des Tchouktches. Ce bâtiment dispose d’une certification glace de niveau 1C (la plus basse), permettant d’affronter des conditions de glace légères (épaisseur jusqu’à 0,4 m). La performance nautique est réelle dans de telles conditions.

Désireux de capitaliser sur cette grande réussite, Haijie Shipping Company propose, à compter du 20 septembre et jusqu’à la fin de l’automne (et le retour des glaces), un service commercial rapide se voulant ultra-concurrentiel. Ce service (China Europe Arctic Express) entend relier les ports chinois de Ningbo-Zhoushan, Qingdao et Shanghai, à plusieurs ports européens de la mer du Nord (Felixstowe, Rotterdam et Hambourg). La liaison Ningbo / Felixstowe devrait ainsi s’effectuer en 18 jours, contre 40 à 50 en moyenne pour les transits Asie / Europe via l’océan Indien, la mer Rouge et le canal de Suez (pour peu que les Houthis laissent passer le trafic sans encombre…).

Le gain de temps de navigation est estimé au minimum à trois semaines. La première rotation programmée a été prise d’assaut des semaines à l’avance. Cette offre tombe particulièrement à pic en couvrant une période traditionnellement très chargée pour l’industrie du transport maritime qui doit acheminer en quelques semaines un maximum de biens et de marchandises en prévision des fêtes de fin d’année en Occident. Sur la base de la dernière traversé de l’Istanbul Bridge, l’armateur chinois se veut en mesure d’effectuer au moins deux passages intercontinentaux via la route du Nord-Est quand ses concurrents n’en réaliseront qu’un seul par la voie traditionnelle passant par Malacca puis Suez.

Vers un bouleversement majeur des liaisons commerciales  Europe / Asie ?

Une telle offre, deux fois plus rapide que la route traditionnelle, fait miroiter des économies considérables pour l’armateur (réduction des frais de navigation, diminution de la consommation de fioul par tonne de marchandise transportée) mais aussi pour les opérateurs économiques (livraison plus rapide des marchandises, délais de paiement raccourci des fournisseurs, réduction des coût d’inventaires…, de quoi compenser en partie la hausse de certains droits de douane). Ce raccourcissement spectaculaire des liaisons transcontinentales offre une flexibilité et une réactivité jamais connue, en particulier pour des marchandises périssables ou exposées à des cycles de vente saisonniers.

Une telle offre de navigation polaire ne devrait pas manquer de se démultiplier au cours des prochaines années pour satisfaire une demande qui ne peut que se ruer sur un tel service. Mais en raison du contexte géopolitique actuel (sanctions occidentales contre la Russie, rapprochement sino-russe, intégration eurasiatique), cette offre est actuellement concentrée aux mains d’armateurs chinois qui disposent ainsi d’un avantage concurrentiel des plus attractifs sur leurs concurrents occidentaux. A ce jour, aucun des grands opérateurs européens (CMA-CGM, MSC, Maersk..) n’envisage de se positionner sur cette route, pour des raisons à la fois politiques (sanction et isolement de la Russie en représailles à son invasion de l’Ukraine) et environnementales (impacts de la navigation commerciale sur les fragiles écosystèmes et la biodiversité des zones boréales). Le dernier (et quasi-unique) passage d’un porte-conteneur occidental (relevant de l’armateur danois Maersk) dans ces eaux date d’août 2018, dans le sens Asie / Europe (liaison Busan / Bremerhaven). Un passage expérimental, qui n’a pas eu de suite. Toutefois, certains armateurs sud-coréens envisagent de se lancer sur cette route afin de concurrencer leurs homologues chinois.

Cette route maritime boréale pourrait devenir « the place to be » ces prochaines années. D’autant qu’en raison de l’impact du changement climatique, la période de navigation devrait s’allonger significativement. Actuellement limitée à 5 mois, de juillet à novembre, certains analystes prédisent une période de praticabilité de cette voie maritime qui pourrait s’étendre au cours de la décennie prochaine de fin mai à janvier, avec l’emploi de brise-glaces modernes (dont le renouvellement de la flotte constitue un enjeu géopolitique non négligeable). Certaines études scientifiques pronostiquent des étés arctiques sans glace d’ici 2030 et peut-être même d’ici 2027. Et l’amincissement de l’épaisseur de la banquise durant la période hivernale ouvre désormais la voie à la poursuite de la navigation en convoi précédé d’un brise glace tout au long de l’année. De quoi permettre d’assurer une liaison transcontinentale raccourcie 12 mois sur 12 d’ici une décennie. Dans cette perspective, l’armateur chinois Newnew Shipping Line, en lien avec ses partenaires russes (Rosatom), prévoit de commander très prochainement une série de 5 porte-conteneurs à coque renforcée d’une capacité de 4400 TEU (certification glace russe de niveau ARC7, permettant de naviguer seul en hiver dans une épaisseur de de glace de 3,4 m) dans le but d’assurer un service transcontinental tout au long de l’année. D’autres armateurs pourraient les imiter par la suite.

La Chine, grande gagnante de cette nouvelle donne maritime

 

Cette modification en profondeur des conditions de navigation en Arctique, du fait du rallongement de la période libre de glace et de l’usage de porte-conteneurs aux coques adaptées à la navigation polaire, pourrait modifier sensiblement les relations économiques entre l’Europe et l’Asie et l’organisation des chaînes d’approvisionnement et de valeur élaborées entre les deux continents. C’est un atout géopolitique et géoéconomique de tout premier plan pour la Russie (mais qui ne peut actuellement en tirer profit en raison du coût diplomatique et économique de son invasion de l’Ukraine et de sa marginalisation sur la scène internationale) mais surtout pour la Chine, la principale puissance manufacturière et exportatrice mondiale.

La réduction de moitié de la durée d’acheminement de ses produits vers les marchés européens s’apparente à un big bang pour le fonctionnement des échanges internationaux et ne peut que conforter son statut de 1ère puissance commerciale et industrielle (et sans doute demain, technologique) de la planète.

En outre, le recours plus systématique à la route maritime du Nord-est ; qui longe pour l’essentiel le littoral septentrional de la masse eurasiatique contrôlé par son allié russe (à l’exception d’un petit tronçon en mer du Japon, coincé entre la péninsule coréenne et l’archipel nippon), va permettre à Pékin de soustraire son commerce maritime à destination de l’Europe aux aléas du franchissement des points de blocages potentiels que constituent le détroit de Malacca, celui de Bab-el-Mandeb et du canal de Suez. Cette route arctique permet également d’esquiver dans de grandes proportions les menaces constituées par l’US Navy et ses alliés  (en cas d’affrontements directs pour la suprématie mondiale) ou des acteurs non-étatiques disposant de capacités de nuisance en mer (pirates malais ou somaliens, Houthis yéménites…). 

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La performance nautique de l’Istanbul Bridge et le lancement du China Europe Arctic Express en cette fin d’été 2025 constituent deux magnifiques exemples relevant de la « dromologie », champ d’études visant à s’interroger l’impact de la vitesse sur l’organisation sociale et le contrôle politique, élaboré dans les années 80/90 par Paul Virilio, théoricien visionnaire aux multiples facettes (dont l’œuvre mérite d’être relue à la lumière des événements présents) et illustrent magistralement son principe « d’accélération du monde » (compression du temps ; abolition des distances…).

Ces deux innovations en matière de navigation ouvrent  la voie à une réorganisation significative à venir du transport maritime mondial, pour l’heure essentiellement au profit des armateurs chinois. Du moins si la route maritime du Nord-est se transforme effectivement en un corridor maritime exploitable toute l’année. Mais pour être optimale, cette mutation nécessite la réintégration de la Russie dans l’économie mondialisée et la fin de son isolement diplomatique, évolution seulement envisageable en cas de sortie de crise en Ukraine ou de changement de régime  à Moscou : deux hypothèses a ce stade tout théoriques.

Une fois ce point crucial de blocage levé, les grands armateurs occidentaux pourront se positionner sur cette route maritime, surtout si les autorités russes (redevenues fréquentables) facilitent les conditions de navigation le long de leurs côtes (mise en place de moyens de secours, ports de relâchement, entretien des tronçons « délicats »..). De quoi envisager, sous le double effet du réchauffement climatique et d’un (très) hypothétique dégel diplomatique, le passage de porte-conteneurs d’encore plus grande taille que le format Panamax. Il est probable que les prochaines années seront marquées dans ces atterrages glacés par une course aux performances en la matière (tonnage, conteneurs, vitesse), susceptible de révolutionner la logistique maritime à l’horizon 2035. Nous n’en sommes pas encore et il reste encore de nombreux chapitres à écrire concernant cette route maritime du Nord-est.