Un entrepreneur ayant démarré ses activités en 2000, s’il a réussi à survivre jusqu’à ce jour dans la jungle concurrentielle en dépit des retournements des cycles économiques, de la volatilité des conjonctures, de la rouerie de ses concurrents, de la frilosité de ses banquiers, des exigences de ses actionnaires, de la lenteur des administrations… (la liste est longue des turpitudes à surmonter), aura également été confronté à 5 grands crises géopolitiques majeures auxquelles rien réellement ne le préparait :
- les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, donnant lieu à plus d’une décennie d’interventionnisme occidental sous leadership américain (globalement infructueux) en Afghanistan et au Moyen-Orient ;
- la crise des subprimes et le krach de 2008 ;
- le Brexit à compter de 2016 (s’il a eu la « mauvaise » idée de faire du Royaume uni un de ses « marchés phare ») ;
- l’épidémie de Covid-19 depuis 2020 (s’il a eu la mauvaise idée de délocaliser une partie de sa production en Chine)
- et, dernière en date, la guerre en Ukraine et des soubresauts multiples qui en ont résulté sur le marché de l’énergie (s’il a eu la « mauvaise idée » de travailler avec des fournisseurs russes ou ukrainiens, ou de devoir renégocier ses contrats d’approvisionnements en électricité à l’automne 2022).
Le siècle de la sidération récurrente et de l’adaptation permanente
En un peu moins d’un quart de siècle, il (ou elle) aura été confronté(e) – en moyenne tous les 4 ans – à une période de « grande sidération » face à un événement de portée exceptionnelle remettant profondément en cause la « normalité » économique, sociale, financière, géopolitique dans laquelle il évoluait. Un « cygne noir » pour reprendre l’expression du philosophe Nassim Nicholas Taleb, un événement imprévisible qui n’aurait -raisonnablement et rationnellement – jamais dû se produire, mais qui s’est bel et bien produit, et que pratiquement personne n’avait vu venir hormis quelques vigies peu audibles car jugées jusqu’alors non crédibles.
Les deux premières décennies du XXIème siècle se caractérisent ainsi par un empilement de « mondes d’avant » et de « mondes d’après », dans l’attente de la prochaine « grande sidération » (invasion chinoise de Taïwan, conflit nucléaire Inde / Pakistan ou Israël / Iran ; éclatement de la Russie ; « guerre civile » aux Etats-Unis ; fissuration au sein de l’Union européenne, nouvelle pandémie planétaire, vague migratoire difficilement contrôlable….), le tout sur fond de changements environnementaux majeurs, quasiment inéluctables (réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, pollution des océans) et de profondes évolutions démographiques. Délicat de bâtir un business plan sur autant de sables mouvants, tout en cherchant à anticiper, autant que faire se peut, les « sidérations » à venir…
Si beaucoup a déjà été dit et écrit sur les conséquences multiformes résultant des changements environnementaux et des évolutions démographiques en cours, une autre dimension très contraignante nécessite également d’être correctement prise en compte par l’entrepreneur contemporain : l’essor du « capitalisme politique », c’est-à-dire l’utilisation géopolitique du commerce, de la finance et de la technologie par certaines grandes puissances étatiques dans le but de favoriser leurs intérêts et surtout contrer, limiter, anémier, étioler, les capacités de rivaux. L’expression a été forgée dans les années 20 par le sociologue allemand Max Weber mais vient d’être « réactualisée » à la lumière des enjeux contemporains par le philosophe italien Alessandro Aresu.
Pour ce dernier, notre époque est marquée par une régulation coercitive de l’économie et de multiples entraves au libre-commerce au nom d’impératifs géopolitiques étatiques : instauration de sanctions, imposition d’embargos, autorisation préalable de certains investissements, interdiction de vente ou limitation des échanges commerciaux avec des entités (Etat ou entreprise) considérées non plus comme simplement concurrentes mais comme ennemies et de ce fait blacklistées – souvent unilatéralement par un acteur aspirant à imposer sa loi à tous les autres. Les Etats-Unis sont les champions de telles pratiques, en arguant d’un droit exorbitant d’extra-territorialisation de leur législation couvrant la Planète entière et englobant tout acteur économique pour peu que celui-ci ait utilisé le dollar, un logiciel ou un serveur américain dans le cadre de ses affaires.
Horizon 2035 : l’économie, toujours plus sous le joug de la géopolitique
Aux Etats-Unis, en Europe, en Chine, en Russie, au gré de la succession des crises survenues ces dernières années, des pans entiers de l’économie mondiale ont vu leurs activités requalifiées du statut d’activités économiques « normales » à celle d’activités « de souveraineté » ou « stratégique », et de ce fait soumises à des contraintes en matière de contrôle des investissements étrangers dans le capital de certaines firmes ; de relocalisation territoriale ou – a minima – de restructuration en profondeur de leurs supply chains afin de consolider leur résilience et d’y supprimer d’éventuels goulots d’étranglement ou de chaînons faibles. L’entrepreneur est très fortement encouragé par l’Etat dont il dépend à privilégier une implantation chez des partenaires non plus seulement économiquement attractifs mais géopolitiquement fiables (cf. le concept de friendshoring). Une réévaluation « stratégique » qui touche aussi bien la fabrication des principes de base de certains médicaments que la production des puces électroniques de dernière génération.
La « mondialisation heureuse » du début du XXIème siècle s’est fissurée sous le coup des « sidérations » successives. Finie l’interaction positive entre économies permettant à chacun d’y gagner : l’investisseur en bénéficiant de coûts plus réduits, le travailleur local en bénéficiant de revenus plus élevés et en sortant de la pauvreté ; le consommateur final en bénéficiant de produits abondants et bon marché (à défaut de qualité). Déjà menacé par les impératifs de lutte contre le changement climatique et les exigences de durabilité et de produire local, le temps du « win /win » mondialisé a cédé sa place à celui du « techno-nationalisme ». Là où prévalait un partage consensuel (quoique souvent inéquitable) à l’échelle planétaire des revenus dans la chaîne de valeur d’un produit, il faut désormais, en tout cas dans de nombreux secteurs, être en mesure d’écraser l’ancien partenaire devenu adversaire à abattre.
Tel est le sens de la Tech War que se livrent Américains et Chinois depuis la fin de la décennie 2010, à l’instigation du président Trump mais que l’administration Biden a largement reprise à son compte et qui devrait scander la scène internationale tout au long des prochaines décennies. Washington entend tout faire (adoption récente du CHIPS & Science Act et de l’Inflation Reduction Act) pour freiner la marche vers le leadership de l’Empire du Milieu (symbolisé par le plan Made in China 2025 et l’échéance de 2049, marquant le centenaire de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste à Pékin).
Washington compte barrer la route à Pékin dans tous les secteurs de pointe et lui interdire l’accès aux technologies et aux biens et équipements les plus « critiques » : intelligence artificielle, informatique quantique, technologies spatiales, hydrogène, batteries, terres rares, biotechnologies, neurosciences et surtout semi-conducteurs haut de gamme. On rappellera que le premier poste d’importations de Pékin n’est pas le pétrole en dépit des immenses besoins énergétiques de « l’atelier du monde », mais les puces électroniques de toutes catégories qui innervent le moindre appareil moderne, du réfrigérateur à la console de jeu, en passant par le dernier drone de combat (le montant de ces importations étant estimés à 430 milliards de $ en 2021).
Spectatrice plus qu’actrice de cette Tech War, l’Europe est confrontée à un dilemme de taille : suivre Washington dans sa « croisade » contre la montée en puissance de Pékin ou préserver son accès à l’immense marché chinois et conserver, autant que faire se peut, ce qui peut être sauvé de la répartition des tâches arrêtées durant la « mondialisation heureuse » des années 90 / 2010. Une délicate adaptation à des impératifs géopolitiques fixés à Washington ou Pékin, bien loin du Vieux Continent.