Le retour au pouvoir de Donald Trump coïncide avec un très net regain d’intérêt pour les questions arctiques. C’est la conséquence des déclarations – ô combien disruptives – de ce dernier, avant même sa prise de fonction, au sujet du devenir du Groenland qu’il entendait acheter ou conquérir, au gré de ses humeurs. Des déclarations qui s’inscrivaient dans un projet clairement impérialiste concernant tout autant ce territoire danois que le Canada, le Panama ou encore Gaza – la liste est loin d’être close à ce jour. Certains analystes ont, à ce sujet, forgé un nouveau concept : le « trumperialisme », une tentation impérialiste mais également extractiviste, productiviste, consumériste et pollutionniste censée conforter la « Destinée » américaine. Un programme préfigurant une exploitation intensive des ressources de cet immense territoire au nom de divers enjeux (primauté de l’idéologie MAGA et « America First » ; course à l’énergie et aux minerais critiques, containment des puissances dites « révisitionnistes » que sont la Chine et la Russie, mais qui fait fi de la souveraineté danoise et de l’avis de la population locale dont le nouveau locataire de la Maison Blanche ne semble avoir que faire.
De fait, depuis plusieurs semaines, Nuuk, la capitale du Groenland, est devenue « the place to be », où se sont succédé – outre Trump Junior et quelques acolytes venus en repérage – des floppées d’envoyés spéciaux de la presse occidentale désireux de s’imprégner du contexte groenlandais et plus généralement arctique, pour tenter de restituer à leurs lecteurs l’atmosphère locale guettée par la fin prochaine d’une époque : celle de la colonisation danoise, de prime abord relativement placide – à quelques programmes de stérilisation forcée, de déportations d’enfants et d’acculturation des populations inuites près. De multiples indices annoncent le basculement imminent de ce vaste territoire glacé et sous-peuplé dans le « Grand Jeu du futur », marqué par la compétition économique, la violence géopolitique, la surexploitation des ressources ainsi que la perte d’identité et le mal être toujours plus profond des autochtones. L’avenir ne devrait guère être enchanté au « royaume de Thulé »….
Mais alors que le devenir de cette contrée et de ses habitants tend à devenir un sujet planétaire et que les regards apitoyés se concentrent sur les pérégrinations de la Première ministre danoise Mette Frederiksen (qui tente de préserver cette composante majeure du Royaume scandinave et se démène pour obtenir le soutien de ses partenaires européens), un autre sujet « arctique » mériterait plus d’attention : un « incident » maritime survenu le 26 janvier dernier à quelques centaines de km seulement des côtes orientales (quasi-désertiques, il est vrai) du Groenland, en mer de Kara, au nord-est de la Nouvelle-Zemble : la collision entre un vraquier (le Yamal Krecht chargé de minerais) et le brise-glace 50 Let Pebody (« les 50 ans de la Victoire »), lequel a pour principal caractéristique d’être à propulsion nucléaire.
Les ambitions nucléaires arctiques de la Russie : du rêve technologique au cauchemar environnemental ?
Cet accident de navigation, qui n’a engendré que des dégâts sur la coque du brise-glace et s’est avéré sans conséquences – cette fois – pour les deux réacteurs atomiques du bâtiment, permet néanmoins de mettre en lumière trois caractéristiques majeures de la zone, trop souvent mal appréhendées sous nos cieux tempérés :
- l’exploitation économique de ces contrées glacées, mais en voie de réchauffement, a déjà bel et bien débuté dans la partie contrôlée par la Russie, avec le démarrage de la production de plusieurs sites extractifs, tant miniers (gisements de charbon de la péninsule de Taïmyr, mines de nickel de Norilsk, zone cuprifère de Baimskoïe) qu’énergétiques (gisements gaziers de la péninsule de Yamal et projet Novatek Arctic LNG2 de la péninsule de Gydan). Ceux-ci ont nécessité de très gros investissements d’origine russe mais aussi occidentale (en particulier TotalEnergies et plusieurs banques françaises), du moins jusqu’en février 2022 et l’instauration de sanctions à l’encontre de Moscou consécutives à l’invasion de l’Ukraine, mesures qui devaient entraîner un reflux de la plupart des firmes étrangères ;
- ce démarrage des activités extractives s’est accompagné, réchauffement climatique oblige, de l’ouverture saisonnière d’une route maritime arctique, la route maritime du Nord (Northern Sea Route / NSR). Celle-ci sert à effectuer des liaisons entre les sites extractifs arctiques ou sibériens et leurs marchés de consommation, mais plus globalement, permet – pour l’heure, durant quelques mois entre la fin du printemps et le début de l’hiver – de relier l’Asie du Nord-Est à l’Europe de l’Ouest, en raccourcissant sensiblement les distances. Le gain est de l’ordre de plus d’un tiers entre Yokohama et Rotterdam, soit 12700 km contre 20 700 par la route usuelle (ou encore 18 jours de navigation en moyenne contre 37), sans devoir emprunter détroits (Malacca, Bab el-Mandeb, Gibraltar) ou canaux (Suez, Panama), induisant coûteux droits de passage ou tensions géopolitiques récurrentes. Un trafic modeste à l’échelle mondiale (38 millions de tonnes en 2024 au total, dont seulement 3 millions de tonnes ayant emprunté l’intégralité du trajet Asie / Europe. Mais un trafic qui ne cesse cependant de croître (+ 4,54 % de volume transporté entre 2023 et 2024 et des transits en hausse constante : 92 en 2024 contre 80 en 2023 et 47 en 2022 ) bien que demeurant bien en deçà des objectifs fixés par Vladimir Poutine (80 millions en 2024 et 150 millions de tonnes attendus à l’horizon 2035) ;
- le « modèle de développement » russe de ces régions boréales donne lieu à une nucléarisation poussée de la zone, que ce soit dans le domaine militaire ou civil. La péninsule de Kola abrite deux bases destinées à la composante sous-marine de la Flotte du Nord russe, soit une soixantaine d’unités à propulsion nucléaire dont des SNLE équipés de missiles balistiques dotés de charges atomiques. Ces bâtiments servent de pierres angulaires à la doctrine nucléaire stratégique de Moscou, brandie à intervalle régulier par Vladimir Poutine à l’encontre des Occidentaux depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Y sont également localisés de sinistres cimetières navals où s’accumulent d’anciens submersibles du temps de la guerre froide dorénavant désarmés, mais qui suscitent de réelles inquiétudes quant aux modalités de démantèlement de leurs réacteurs et de stockage des missiles décommissionnés et de leurs charges. Par ailleurs, la Russie, en tant que techno-puissance, fait un usage intensif de l’énergie nucléaire civile dans l’exploitation de ses zones arctiques. Celle-ci est employée comme système de propulsion pour une partie de sa flotte de brise-glaces mais aussi comme source d’énergie pour satisfaire aux besoins très énergivores des sites extractifs de la zone. Moscou s’est ainsi engagé dans la construction d’une quinzaine de barges flottantes équipées de réacteurs de type SMR de 35 MW chacun, destinées à se substituer aux deux centrales de Kola et de Bilibino datant de l’époque soviétique, d’un type similaire à celle de Tchernobyl. Outre l’obsolescence de ces infrastructures mises en service des décennies auparavant, leur remplacement par ces centrales flottantes s’impose en raison de la fonte du pergélisol qui provoque l’instabilité du sol dans ces régions boréales et menace toute infrastructure en dur à terme.
Ces différents facteurs font que depuis le début de la décennie 2020, le nombre de réacteurs nucléaires, civils ou militaires, mis en œuvre par la Russie dans les zones arctiques a augmenté de 30 %, passant de 62 à 81, et devrait s’approcher du seuil des 120 à l’horizon 2035. Avec un risque accru d’incidents nucléaires de toute nature comme le prouve la collision dans laquelle a récemment été impliqué le brise-glace 50 Let Pebody , ce type d’accident étant appelé à s’accroître au regard de la hausse attendue du trafic maritime et du nombre programmé de réacteurs en activité.
En outre, autant d’équipements vont produire de grandes quantités de déchets nucléaires qui vont s’ajouter à ceux datant de l’époque soviétique, mal stockés ou, pire, immergés sans grande précaution. On parle de plusieurs dizaines de milliers de pièces et d’engins, petits ou grands, plus ou moins fortement irradiés. Et ce, alors que les aides financières occidentales fournies depuis la fin de la guerre froide pour accompagner Moscou dans sa délicate gestion de ces déchets ont été interrompues, invasion de l’Ukraine oblige, et que la sûreté nucléaire ne constitue guère une priorité pour le Kremlin, surtout dans des zones périphériques et peu peuplées de son immense territoire.
L’Arctique russe constitue ainsi une sorte de « capsule spatio-temporelle » préfigurant l’état d’une bonne partie de la planète dans quelques décennies, au terme de la nucléarisation qui se profile sur tous les continents en recherche de toujours plus d’énergie, sous le quadruple effet des impératifs du changement climatique, de la transitions énergétique, de la révolution numérique et de l’exploitation des ressources naturelles – sans oublier les ambitions proliférantes en passe d’agiter de plus en plus de capitales (de Tokyo à Riyad en passant par Séoul ou Varsovie) qui ambitionnent de « peser » dans le monde de demain.
L’Occident face à la primauté russe en matière de brise-glaces
La « course à l’Arctique » – concrétisée par l’exploitation économique des richesses boréales (énergétique, minière, halieutique, touristiques) et son corollaire, l’activité maritime – est appelée à s’intensifier ces prochaines années dans l’ensemble de la région et ne va plus rester l’apanage quasi exclusif de la Russie : en Alaska (le mantra trumpiste Drill, baby, drill concerne principalement les gisements arctiques américains) ; dans le Grand Nord canadien ; mais aussi dans les ZEE et sur le plateau continental des « Artic Fives », les cinq puissances riveraines de l’océan Arctique (« A5 » : Canada, Danemark, Russie, États-Unis et Norvège). Il va en résulter un recours croissant à une flotte de brise-glaces, aux performances nautiques et techniques toujours plus spectaculaires pour assurer une activité maritime et économique quasi permanente tout au long des saisons. Dans les décennies à venir, la navigation ne sera plus limitée à une période estivale de quelques semaines de mer libre, mais sera susceptible de s’étendre bien au-delà du cabotage actuel, dans des zones plus hauturières à la banquise fortement amincie. À tel point que certains analystes et climatologues, anticipant l’ampleur (attendue / redoutée) de la fonte des glaces provoquée par le réchauffement climatique, évoquent une future route transpolaire – au moins estivale. Celle-ci passerait directement par le pôle Nord et raccourcirait encore davantage les distances entre Asie et Europe. De quoi reformater en profondeur les chaînes de valeur et les lignes d’approvisionnement de l’économie mondialisée de demain (si celle-ci persiste…).
Face à de telles perspectives, la flotte mondiale de brise-glaces va jouer un rôle crucial. Celle-ci se répartit actuellement sur trois théâtres distincts : les mers australes, dans le but, jusqu’à présent, de ravitailler les diverses stations scientifiques implantées sur le continent antarctique (en attendant une possible exploitation économique à terme de ce très vaste territoire au cours des prochaines décennies) ; en Baltique, entre Suède, Finlande et pays baltes, pour assurer la permanence de la navigation dans le golfe de Finlande et celui de Botnie, pris par les glaces en hiver ; et en Arctique, où se concentre l’essentiel de cette flotte spécialisée.
Cette zone va devenir un foyer majeur de la compétition mondiale au cours des prochaines années, mobilisant une pléthore de grands protagonistes de la scène internationale : États-Unis, Canada, Union européenne (via sa composante scandinave mais aussi ses partenaires britannique, norvégien et islandais), Russie et, de plus en plus, Chine – sans parler d’une foultitude de grandes entreprises multinationales du secteur extractif, des transports, mais aussi de la Tech (très consommatrice de minerais critiques susceptibles d’être extraits de ces régions boréales). Un beau cocktail de complexité géopolitique et géoéconomique à venir, qui va combiner ouverture de nouvelles routes maritimes ; délimitation du plateau continental ; course aux énergies fossiles et aux minerais critiques ; déploiement de câbles sous-marins de fibre optique ; militarisation de ces espaces jusqu’alors périphériques et longtemps jugés « secondaires » ; et – accessoirement – devenir des peuples autochtones : Inuits, Samis de Laponie et la quarantaine de « petits peuples indigènes du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient de la fédération de Russie » répertoriés officiellement par Moscou (si le sujet des droits humains intéresse encore quelques grandes décideurs ou deal makers qui seront à la manœuvre ces prochaines années).
- Pour l’heure, le rapport de force concernant ces équipements cruciaux s’avère très largement en faveur de la Russie. Pionnier dès les années 1950 de la nucléarisation des brise-glaces (cf. le Lénine mis en service dès 1959 et désarmé en 1989), Moscou a entrepris, depuis le début des années 2010, un effort considérable pour renouveler ses moyens en la matière. Celui-ci repose en grande partie sur le « Projet 2220 », une série de 7 brise-glaces nucléaires du type LK-60Ya. D’un déplacement de 33 540 t, armés par 53 hommes d’équipage et dotés de deux réacteurs nucléaires RITM-200 leur fournissant 60 MW de propulsion – de quoi leur permettre de franchir une épaisseur de glace de 2,9 m –, ces bâtiments sont actuellement les brise-glaces les plus puissants au monde. Quatre unités sont déjà en service et trois autres en cours de construction. Ils sont mis en œuvre par Rosatomflot, filiale de l’opérateur nucléaire russe Rosatom. Ce dernier a développé une nouvelle génération d’unités encore plus puissantes et pratiquement deux fois plus imposantes (« Projet 10510 »), de près de 70 000 t, dont au moins trois unités sont programmées pour entrer en service au début de la décennie 2030. Ces navires devraient être en mesure de franchir une épaisseur de glace de 4 mètres, leur permettant d’atteindre le pôle Nord quasiment à toute période de l’année.
A ce jour, la Russie dispose – au total – d’une quarantaine de brise-glaces : 34 à propulsion diesel (dont plusieurs construits en Finlande dans les années 2010) et 8 (bientôt 10 à l’horizon 2028 ) à propulsion nucléaire. Moscou est également en passe de se doter de moyens militaires spécifiques sous forme de 3 patrouilleurs polaires (« Projet 23550 », lancé en 2016), en fait des frégates brise-glaces de 8 500 t, lourdement armées (8 missiles de croisière Kalibr de 600 km de portée), en faisant des navires sans équivalent dans aucune autre marine. Deux autres bâtiments au design similaire sont destinés à la composante navale du service de sécurité intérieur, le FSB.
À ces moyens, s’ajoute une large gamme de navires marchands à coque renforcée (près d’une centaine) dont le joyau aurait dû être une flotte de méthaniers brise-glaces conçus pour évacuer la production des projet gaziers de Yamal et Novatek Arctic LNG2, à destination de l’Europe ou de l’Asie du Nord-Est. Plus d’une trentaine d’unités ont été commandées à des chantiers russes et sud-coréens durant la décennie 2010, mais leur livraison a été fortement affectée par le raidissement occidental à compter du printemps 2022. Toutes les unités ne seront pas livrées, ce qui complique significativement l’évacuation de la production. Une partie des bâtiments déjà en service a basculé, sous divers pavillons exotiques, dans les limbes de la « flotte fantôme » utilisée par la Russie pour exporter son gaz et son pétrole pour contourner les sanctions frappant ses exportations. En la matière, l’invasion de l’Ukraine a eu de très fortes répercussions sur l’exploitation des zones arctiques par la Russie : retrait des investisseurs occidentaux, fermeture progressive des débouchés européens et, en matière de construction navale, interruption de la coopération russo-européenne, avec l’annulation de commandes, en particulier de brise-glaces, dans des chantiers ouest-européens, finlandais principalement.
En dépit de ces obstacles, Moscou conserve l’ambition de rendre la NSR navigable toute l’année, en misant sur son importante flotte de brise-glaces sans équivalent au monde. Un objectif activement partagé par Pékin, qui aime à se présenter comme un État « quasi arctique » et pour qui la route maritime du Nord constitue une alternative précieuse pour ses échanges avec l’Europe (concept de Route Polaire de la Soie). La Chine lorgne également avec grand intérêt sur les ressources extractives de l’Arctique et de la Sibérie. Le désengagement occidental post-2022 lui offre ainsi des opportunités à ne pas rater. Parallèlement, via divers organismes civils (ministère des Ressources naturelles, Institut de recherche polaire), elle est en passe de se doter d’une petite flotte de brise-glaces, à vocation principalement scientifique, destinés à opérer à la fois en Arctique mais aussi en Antarctique. Etape supplémentaire dans l’intérêt de Pékin pour l’Arctique, plusieurs bâtiments des Garde-Côtes chinois ont été déployés en Arctique début octobre 2024, à l’occasion de patrouilles et d’exercices conjoints avec des unités de la flotte russe du Pacifique.
- En face, les moyens navals occidentaux sont bien plus limités.
- Le Canada, du fait de l’immensité de ses territoires arctiques, s’est lancé dans un vaste programme de modernisation de ses moyens. Ceux-ci reposent actuellement sur 18 brise-glaces de taille et capacité variées, en faisant la seconde flotte mondiale, mais très en deçà des capacités russes.
- Ottawa a entrepris de moderniser et de renforcer ses moyens d’intervention en Arctique par le biais de la Stratégie nationale de construction navale (SNCN), élaborée en 2010 afin de soutenir l’activité des chantiers navals locaux. Près de 25 Mds de $ canadiens ont été engagés entre 2012 et 2023 pour la construction de plusieurs dizaines d’unités – navires de recherche scientifique, patrouilleurs de différents types et tonnages – au profit de la Garde côtière canadienne. Parmi eux, figure 6 brise-glaces destinés à soutenir le commerce maritime tout au long de l’année dans l’est du Canada, en maintenant ouverte la voie navigable du Saint-Laurent et dans les Grands Lacs. Surtout, en mai 2021, le gouvernement canadien a annoncé la construction de 2 brise-glaces polaires destinés à étendre les opérations de la Garde côtière dans l’Arctique canadien en toute saison.
- En complément, la Marine canadienne entend relancer, depuis l’été 2024, son projet de renforcement de sa flotte sous-marine, via la commande de 12 submersibles à propulsion classique, dans le but de mieux contrôler son espace maritime et sous-marin arctique. Le coût de ce « Programme de sous marins canadiens de patrouille » (PSCP) est estimé à au moins 60 Mds de $ canadiens et fait encore débat. Si la commande de ces submersibles se concrétise, les premières unités devraient entrer en service entre 2035 et 2040.
- Par ailleurs, en novembre 2023, le Canada a réussi un « gros coup » de nature géoéconomique, en mettant la main, sur le principal constructeur mondial de brise-glaces, le chantier finlandais Helsinki Shipyard Oy (HSO), jusqu’alors aux mains d’intérêts russes. La reprise de HSO par le chantier québécois Davie permet à ce constructeur canadien de bénéficier du précieux savoir-faire finlandais en la matière, compensant la perte de compétences provoquée par l’absence de commandes significatives de brise-glaces en Amérique du Nord pendant au moins trois décennies (des années 1990 à nos jours).
- La situation est beaucoup plus critique aux États-Unis qui ne disposaient plus, il y a encore quelques semaines, que de deux unités vieillissantes et ont dû se rabattre sur le marché de l’occasion pour acquérir, dans des délais décents, un troisième bâtiment, entré en service en janvier 2025 (cf. le Storis, racheté à l’été 2024 à l’Australian Antartic Division). Ces unités relèvent de l’USCGC, le corps des garde-côtes, et non de l’US Navy. Elles permettent de maintenir un minimum de capacités opérationnelles en Arctique, mais celles-ci s’avèrent très insuffisantes par rapport aux évolutions à venir de la zone. Un programme portant sur trois bâtiments de nouvelle génération, d’un déplacement de 23 200 t et capables de franchir une épaisseur de glace de 2,4 m, a été lancé en 2019 (programme PSC / Polar Security Cutter). Mais son bon déroulement a été semé d’embuches : arrêt des travaux consécutifs au Covid-19 ; lenteur bureaucratique et budgétaire ; et surtout, pénurie de main-d’œuvre compétente, aucun brise-glace lourd n’ayant été construit aux États-Unis depuis plus de 50 ans. La première unité, prévue initialement pour entrer en service en 2024, pourrait ne l’être, au mieux, qu’en 2028.
- Le déséquilibre des moyens occidentaux face au dynamisme russe a cependant donné lieu à une initiative originale, concrétisée mi-novembre 2024 : la conclusion d’un Pacte de collaboration sur les brise-glaces, dit ICE (Icebreaker Collaboration Effort), regroupant États-Unis , Canada et Finlande autour des précieuses compétences du chantier HSO, afin de stimuler l’innovation et permettre de renforcer l’industrie navale de ces pays.
- En Europe, seuls le Danemark et la Norvège entretiennent quelques capacités en la matière en zone Arctique, dans les atterrages du Groenland pour le premier, et de l’archipel du Svalbard, pour la seconde. Les autres moyens européens ne reposent que sur des navires scientifiques ou des paquebots spécialisés dans les croisières polaires, à la coque renforcée, pouvant s’aventurer en été dans les eaux arctiques mais sans réelle capacité de briser de la glace trop épaisse.
- Le Canada, du fait de l’immensité de ses territoires arctiques, s’est lancé dans un vaste programme de modernisation de ses moyens. Ceux-ci reposent actuellement sur 18 brise-glaces de taille et capacité variées, en faisant la seconde flotte mondiale, mais très en deçà des capacités russes.
***
Les prochaines années vont être marquées par une compétition de plus en plus aiguë dans la zone arctique entre Grandes Puissances désireuses d’accéder et d’exploiter ses ressources continentales et insulaires ou maritimes et sous-marines. Un « Grand Jeu » se profile, combinant activités militaires et économiques de première importance (qu’il s’agisse du secteur extractif, des transports mais aussi du numériques, avec plusieurs projets de déploiement de câbles sous-marins Internet qui permettront, comme pour le commerce maritime, de raccourcir très sensiblement les distances entre Occident et Asie). Dans cet affrontement qui s’annonce féroce, l’Europe sera-t-elle de la partie ? À suivre !