TechWar sino-américaine : extension du « domaine de la lutte » au Moyen-Orient

Illustration Leonardo
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L’actualité récente a été marquée par le déroulement sanglant de la nouvelle guerre à Gaza, consécutive aux attaques terroristes du Hamas du 7 octobre, ainsi que par les soubresauts ayant affecté le board d’Open AI (éviction puis retour triomphant en grâce de son fondateur Sam Atlman). Mais un autre événement majeur  semble être passé un peu sous les radars : la diffusion au Moyen-Orient de la Techwar sino-américaine, et ses conséquences sur l’essor de l’IA générative dans cette zone si troublée.

Des alliés américains fiables ou friables ?

Depuis plusieurs années, les autorités américaines tentent de freiner l’accès de la Chine aux technologies sensibles et de restreindre l’accès des entreprises chinoises de la High tech aux marchés occidentaux, voire mondiaux, en les empêchant de diffusion leurs technologies. Le dernier bras de fer en date vise à restreindre la fourniture à la Chine des dernières générations de microprocesseurs vitaux pour le développement de l’IA générative. Afin d’optimiser l’efficacité de ses sanctions, Washington a tordu le bras à ses alliés asiatiques (japonais et sud-coréens) et européens (britanniques et néerlandais) pour qu’ils s’engagent dans sa croisade anti-chinoise. Cette stratégie visait à préserver au moins deux à trois années d’avance du camp occidental dans ce domaine hautement stratégique.

Mais à la fin de l’été, Huawei a présenté un nouveau smartphone doté d’une puce présentée comme made in China d’à peine 7 nanomètres, beaucoup plus performante que ce à quoi s’attendaient les experts américains. Preuve que Huawei serait parvenu à contourner les sanctions instaurées à son encontre. Ce « succès » technologique semble largement reposer sur une forte mobilisation des services chinois, activement engagés dans une vaste entreprise de pillage technologique à l’échelle mondiale. Plusieurs affaires ont récemment été mises à jour, impliquant des employés de firmes est-asiatiques trop cupides. Mais les autorités américaines semblent avoir identifier d’autres failles dans leur dispositif de sanctions, localisées au Moyen Orient . De quoi inciter le département du commerce américain à ordonner, fin août, aux principales firmes technologiques américains comme NVIDIA et AMD de restreindre leurs exportation de semi-conducteurs  vers plusieurs pays (non cités) de la région.

Si de telles mesures ciblent bien évidemment l’Iran, déjà lourdement sanctionné par ailleurs, elles visent des pays considérés comme des alliés traditionnels des Etats Unis, mais où les firmes chinoises de la High Tech, Huawei en particulier, ont considérablement accru leurs présences ces dernières années.

Un premier suspect plausible s’avère être Israël. Si, dans la crise de Gaza, Pékin semble avoir adopté un discret mais réel positionnement en faveur de la cause palestinienne, cela ne saurait occulter l’étroitesse des liens économiques et technologiques liant l’Empire du Milieu à l’Etat hébreu. Pékin a massivement investi ces dernières années dans des start-ups israéliennes. Huawei et Xiaomi ont ouvert des centres de recherche sur place tandis que les deux pays collaborent en matière de cybersécurité sous les yeux des Américains également très présents, que ce « mariage à trois » technologique préoccupe. L’hypothèse que des chercheurs israéliens aient travaillé délibérément ou sans en avoir conscience, via une foultitude de sociétés écrans, au profit de l’écosystème technologique chinois n’est pas à écarter. Par ailleurs, certaines firmes israéliennes, comme la filiale locale d’Intel ou encore Mellanox, rachetée en 2019/2020 par NVIDIA, sont très actives en Asie de l’Est. Une présence qui favorise de possibles dérivations vers la Chine de certains de leurs savoirs-faires ou de leurs productions les plus sensibles. Mais la liste des suspects ne se limite pas aux start-ups et aux technoparks israéliens.

Deux autres « suspects » sont envisageables : les Emirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite. Les EAU ont consenti beaucoup d’efforts au cours des trois dernières décennies pour se doter d’une base industrielle et technologique performante en matière de défense et de haute technologie (cf. la réussite du consortium Edge), et affichent des ambitions élevées en matière d’intelligence artificielle. C’est le premier pays au monde à avoir instauré, dès 2017, un ministère de l’Intelligence Artificielle. La fédération s’est engagée dans le développement d’un ambitieux modèle avancé d’IA générative, Falcon 180B. L’écosystème technologique local, qui dispose de moyens financiers très conséquents, attire de nombreux talents en provenance de tous les continents, ce qui peut favoriser une certaine perméabilité entre chercheurs, laboratoires et firmes occidentales et chinoises.

Des dirigeants saoudiens « trop » technophiles ?

Ryad, quoique moins avancée que son proche voisin, affiche des ambitions similaires. Longtemps purement déclaratoires, ces ambitions ont commencé à se concrétiser depuis le début du XXIème siècle et s’inscrivent pleinement dans le plan Vision 2030 visant à diversifier l’économie saoudienne pour la préparer au monde décarboné. Ryad a misé en particulier sur un partenariat technologique poussé avec Pékin, moins réticent que certains pays occidentaux, à « partager » son savoir faire avec le Royaume, dans des domaines aussi sensibles que l’aéronautique, le nucléaire ou l’intelligence artificielle. Ce partenariat a connu un approfondissement spectaculaire à compter de 2016 (visites croisées du président Xi dans le Royaume et du Prince héritier Mohammed ben Salmane, alias MbS  à Pékin) et a encore été amplifiée depuis la nouvelle visite de Xi à Ryad, début décembre 2022.

Pour les dirigeants saoudiens, très technophiles, l’IA occupe une place centrale dans leur vision du futur. Ils comptent y recourir pour optimiser la gestion des grands projet dans lesquels ils se sont engagés (la construction des 4 smarts cities du projet Neom, l’organisation de l’exposition universelle de 2030 et de la coupe du monde de football 2034…). L’IA devrait servir à piloter la bonne réalisation de ces projets mais aussi à maximaliser leur fonctionnement quotidien et leur dimension sécuritaire. « MbS » semble très attiré par le solutionnisme techno-autoritaire en vigueur en Chine (surveillance des réseaux sociaux, verrouillage du cyberespace, espionnage de l’opposition, contrôle des foules, reconnaissance faciale, traçabilité des individus, crédit social…) pour « améliorer » sa gouvernance du Royaume au cours des décennies à venir.

L’étroitesse de ce partenariat est symbolisée par la montée en puissance de la KAUST (King Abdullah University of Science and Technology). Un de ses projets phare vise à mettre au point une IA spécifique en langue arabe, susceptible de rivaliser avec le projet émirati Falcon. Dénommé AceGPT ce modèle repose sur le « grand modèle linguistique » (Large Language Models  / LLM) Llama 2 de Meta adapté par une équipe multinationale de très haut niveau dirigée par un mathématicien sino-américain, le Pr Jinchao Xu.

Pour réaliser cet ambitieux projet, la KAUST a besoin d’un supercalculateur, dénommé Saheen III, en cours de développement par Helwett Packard. Les performances de cette superbe machine vont reposer sur des puces fournies par NVIDIA. La KAUST a ainsi commandé durant l’été 2023 3000 puces H100 de NVIDIA, pour un montant de 120 millions de $, livrables d’ici la fin de l’année.

Or, la KAUST se caractérise également par ses liens étroits avec l’écosystème technologique chinois. Depuis sa création, deux de ses trois présidents, tous étrangers, sont d’ascendance chinoise (de nationalité singapourienne et hongkongaise, pour l’actuel détenteur de la fonction, Tony Chan). Par ailleurs, le projet AceGPT est conduit en étroite collaboration avec la Chinese University of Hong Kong (CUHKSZ) de Shenzhen et le Shenzhen Research Institute of Big Data (SRIBD). A cela, s’ajoute le fait que près de 20% de ses étudiants, plus d’un tiers de ses postdoctorants et près de 10% de son personnel sont de nationalité chinoise. D’où les sueurs froides du département du commerce américain en sachant que 3000 puces A100 de Nvidia sont sensées être livrées à l’établissement d’ici quelques semaines. Washington redoute que les centaines de chercheurs et post-doctorants chinois de l’université procèdent à la rétro-ingénierie de ces puces et transfèrent par la suite le savoir-faire acquis vers leur pays d’origine. Une partie de la direction de la KAUST redoute que les Américains restreignent la fourniture de semi-conducteurs performants à l’établissement et pressent Ryad de brider la trop étroite coopération sino-saoudienne en la matière.

Le VRAI débat sur l’IA

Les inquiétudes de Washington sont par ailleurs alimentées par le fait que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis seront, à compter du 1er janvier 2024, membres à part entière des BRICS. L’élargissement de ce club d’émergents pourrait donner lieu à l’avenir au lancement en son sein de grands projets technologiques « alternatifs » visant à battre en brèche, dans ce domaine comme dans d’autres, la traditionnelle hégémonie occidentale. L’IA pourrait figurer en bonne place dans ce genre de partenariat, les pays membres n’ayant pas exactement la même approche éthique et philosophique que les Occidentaux en matière de limitation d’emploi de cette technologique performante mais à hauts risques.

Plus que le débat qui fait rage actuellement en Occident, dans la foulée des récentes turbulences survenues au sein de la direction d’Open AI, entre partisans de « l’altruisme efficace » et les tenants du « catastrophisme », le VRAI sujet relatif à la gouvernance (problématique) de l’IA opposerait « IA démocratique » vs « IA autoritaire », portée par des régimes autoritaires sans états d’âme à ce sujet. Une fracture qui va constituer un énième point de friction entre l’Occident et ses grands compétiteurs. Nous ne sommes qu’au tout début de ce long feuilleton.