Justice climatique : droit du futur ou droit au futur ?

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Face à la procrastination de nombreux décideurs devant les effets du changement climatique, le droit tend à devenir un recours de plus en plus pertinent pour faire bouger les lignes.

La COP 28 va s’ouvrir d’ici quelques semaines à Dubaï (30 novembre / 12 décembre), sous la bienveillante présidence du ministre émirien de l’industrie, Sultan Al Jaber, par ailleurs PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), la puissante compagnie publique pétrolière locale. Un patronage plus que fortement contesté et qui donne lieu à de multiples appels au boycott d’une conférence sur le climat organisée dans un bastion de l’économie carbonée (les EAU étant le 7ème producteur de pétrole mondial et le 5ème plus gros émetteur de CO²). Au fil du temps, cette « grande messe » environnementale qu’est une COP (Conférence des Parties sur le climat) a perdu de sa pertinence, au regard du fossé toujours plus béant entre ampleur des ambitions affichées et minceur des résultats obtenus, l’amoncellement de vagues promesses (généralement sans financement assuré) occultant les trop rares résultats effectivement concrets et réellement actés. Les ONG ont cédé progressivement la place aux entreprises profitant de l’instant pour faire du greenwashing et aux lobbyistes du secteur extractif. Ces derniers œuvrent avec efficacité à ce que rien ne change réellement et que tout le monde continue « à regarder ailleurs alors que la maison brûle » pour paraphraser Jean-Paul Deléage, historien des sciences de l’environnement et véritable auteur de la célèbre punch line lancée par le président Chirac lors du IVème sommet de la Terre de Johannesburg en… 2002.

Certains, toutefois, ne baissent pas les bras et tentent de faire avancer les choses, sans que cela ne fasse toujours la Une des journaux. Tel est le cas de l’initiative prise par une poignée de dirigeants de petits Etats insulaires confrontés à la menace existentielle d’une montée des eaux et de l’acidification des océans susceptibles de submerger leurs territoires et de détruire leurs écosystèmes d’ici quelques décennies. Regroupés au sein d’une Commission des petits Etats insulaires (Commission of Small Island States on Climate Change and International Law / COSIS), ils ont décidé de se tourner vers le tribunal international du Droit de la Mer (TIDM –International Tribunal for the Law of the Sea / ITLOS), sis à Hambourg, pour déterminer si les gaz à effet de serre (GES), largement responsables des changements climatiques dévastateurs, peuvent être considérés comme  de la « pollution marine » au sens défini par la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer, signée à Montego Bay (Jamaïque) en 1982. Si la réponse s’avère positive, la classification des GES comme « pollution marine » imposerait juridiquement aux 157 Etats ayant ratifié cette convention de prendre des mesures législatives contre le réchauffement climatique à un rythme bien plus rapide que ce prévoit d’obtenir les lentes, longues et laborieuses négociations conduites lors des COP.

Initiée dès novembre 2021 par les Premiers Ministres d’Antigua et de Tuvalu, co-présidents de la COSIS nouvellement constituée dans la foulée de la COP26 de Glasgow ; peaufinée tout au long de l’année 2022, la procédure a été officiellement déposée auprès du greffe du Tribunal de Hambourg le 12 décembre 2022. Il s’agit d’une demande d’avis consultatif soumise par les 9 Etats membres de la COSIS au Tribunal conformément à l’article 138 du règlement de l’ITLOS. Cet avis (affaire N°31) vise à clarifier deux points précis :

« Quelles sont les obligations particulières des États Parties à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (« la CNUDM »), notamment en vertu de la partie XII :

a) de prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin eu égard aux effets nuisibles qu’a ou peut avoir le changement climatique, notamment sous l’action du réchauffement des océans et de l’élévation du niveau de la mer, et de l’acidification des océans, qui sont causés par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ?

b) de protéger et préserver le milieu marin eu égard aux incidences du changement climatique, notamment le réchauffement des océans et l’élévation du niveau de la mer, et l’acidification des océans ?

Plus d’une cinquantaine de contributions écrites ont été adressées au TIDM de la part d’Etats parties à la convention (dont la France), d’organisations internationales et d’ONG. Les audiences publiques ont eu lieu du 11 au 25 septembre 2023, en présence de plusieurs chefs d’Etat et Premiers ministres de petits Etats insulaires. L’arrêt du tribunal est attendu au cours du 1er trimestre 2025. Au vu du déroulement des audiences et du contenu des exposés écrits fournis, il est plus que probable que les GES seront effectivement considérés par les juges comme de la « pollution marine » et que par conséquent il devrait incomber juridiquement aux 157 pays signataires de la convention de Montego Bay de les « prévenir, réduire et maîtriser » et de « protéger et préserver le milieu marin eu égard aux incidences du changement climatique ».  Mais le tribunal ne rendra qu’un avis consultatif et non un arrêt contraignant. Cela ne devrait donc pas changer la face du monde mais constituera un argument juridique de poids face aux tergiversations de certaines délégations lors de futures COP ou autres grands événements politico-climatiques. 

Au-delà de ce probable « petit » succès, de plus en plus d’Etats ou d’acteurs de la scène internationale se tournent vers la justice, qu’elle soit locale ou internationale. En mars dernier, le Vanuatu (qui fait partie des 9 membres requérants de la COSIS) avait déjà pris l’initiative de demander à l’Assemblée générale des Nations Unies de faire clarifier par la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye les obligations des Etats en matière de changement climatique. Et encore plus tôt dans l’année, la Colombie et le Chili avait saisi la Cour Interaméricaine des droits de l’Homme également sur les obligations des Etats en matière de lutte contre l’urgence climatique au regard des engagements pris en matière des droits humains. Dans tous les cas, il est demandé aux juges de se prononcer sur des points de blocage devenus récurrents lors des négociations climatiques et réduire l’espace de manœuvre de négociateurs prompts à enliser les débats.

Face à l’inaction climatique de certains Etats et entreprises et à la procrastination de nombreux décideurs politiques et économique et devant l’urgence d’agir tant qu’il en est encore temps, le recours au juge tend à devenir une stratégie de plus en plus répandue. Le Sabin Center for Climate Change Law de l’Université de Columbia compile dans deux bases de données l’ensemble des actions engagés en justice (contre des Etats, des autorités locales, des entreprises). La première affaire de litige climatique (climate litigation) recensée remonte à 1986. Fin août 2023, la base de données consacrée aux affaires strictement américaines compilait 1648 affaires tandis que celle concernant le reste du monde listait 769 autres dossiers à travers la planète. Les pays les plus représentés – au gré de la gravité de la situation y prévalant ou de la pugnacité des activistes de la société civile – étaient l’Australie, le Brésil, le Royaume Uni, l’Allemagne. La base recensait 27 affaires concernant la France, impliquant tout particulièrement l’Etat français (condamné à plusieurs reprises en justice pour son inertie face au changement climatique), Total Energies et diverses banques engagées dans le financement de projets extractifs d’énergie fossile. Une 28ème affaire ne devrait pas tarder à figurer dans la base de données du Sabin Center : le 22 septembre, quatre associations de défense de l’environnement (Darwin Climax Coalition, Sea Shepherd France, Wild Legal et Stop EACOP-Stop Total en Ouganda) ont déposé plainte devant un juge pénal pour « climaticide » contre Total Energies. Une plainte de portée inédite visant son projet d’extraction pétrolière aux abords du lac Albert et dans le parc naturel des Murchison Falls, objet d’une très forte contestation.

Depuis le début de la décennie 2020, ces bases de données s’enrichissent chaque année de 150 à 180 nouvelles affaires en moyenne chaque année, traduisant l’essor du droit climatique et environnemental. Aux côtés de l’activiste, le juriste va de plus en plus faire figure de rempart contre l’aveuglement des politiques face aux effets nocifs du changement climatique et de garant d’un Futur encore supportable.